Festival de Cannes 2017
La directrice de la photographie Jeanne Lapoirie, AFC, parle de son travail sur "120 battements par minute", de Robin Campillo
Début des années 1990. Alors que le sida tue depuis près de dix ans, les militants d’Act Up-Paris multiplient les actions pour lutter contre l’indifférence générale. Nouveau venu dans le groupe, Nathan va être bouleversé par la radicalité de Sean.
Avec Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Adèle Haenel et beaucoup d’autres…
Le film alterne entre des scènes de discussions en assemblée générale et des scènes très fortes d’action. Parle-nous tout d’abord de ton dispositif pour les scènes dans l’amphithéâtre.
Jeanne Lapoirie : Tout le film a été tourné avec deux caméras, presque entièrement à l’épaule. Pour l’amphi, nous avions trois caméras placées d’un même coté de l’amphi, en bas, en haut, au milieu. Nous tournions tout en plan-séquence, de très longues scènes, parfois de 15 minutes, avec plusieurs scénettes simultanées à différents endroits de l’amphi. Et nous faisions souvent une bonne dizaine de prises. Donc, bien sûr, nous avions beaucoup de rushes par jour !
Même si nous évitions de tourner les plans larges et les plans serrés en même temps, c’était tout de même un défi pour le son. Il fallait trois perchistes pour enregistrer les différents dialogues simultanés aux différentes places. Nous avons fait des répétions en amphi, une sorte de mise en place pour résoudre les problèmes de découpage et permettre aux acteurs de répéter ensemble et de gagner en rapidité dans les échanges de dialogues. Ces scènes sont très réussies. Les dialogues sonnent juste, sont très réalistes et les acteurs ont une énergie formidable !
Quel était ton dispositif lumière ?
J.L : J’avais installé un éclairage à demeure avec des SL1, des mandarines et des pancakes. Une lumière assez douce, comme des plafonniers, qui nous permettait de tourner dans tous les axes sans trop de changement. Tous les projecteurs étaient gérés par une tablette WiFi, système très utile dans ce cas de figure, où, de toute façon, les projecteurs étaient inaccessibles sans devoir vider l’amphi et installer une tour dans les escaliers ou par-dessus les tables.
Il y a un effet visuel très particulier dans les scènes de boîte de nuit, comment l’as-tu réalisé ?
J.L : Pour les boîtes de nuit, nous avons utilisé des automatiques, éclairages spéciaux de spectacle, avec un technicien spécialiste pour leur programmation, en choisissant plusieurs gobos selon les séquences et des stroboscopes pour la dernière scène. De nombreuses scènes dans le film s’enchaînent entre elles sans ruptures brutales, soit en fondu enchaîné, soit par un effet de lumière qui les relie entre elles.
Par exemple, nous sommes dans la boîte de nuit et les deux acteurs se retrouvent dans un lit sans qu’il n’y ait de rupture. Ou encore, vers la fin du film, dans le congrès des assureurs, la lumière devient stroboscopique et s’enchaîne sur la boîte de nuit. Il y a aussi la scène où Robin voulait que l’on passe des gens qui dansent à la matérialisation d’un espace vivant, comme des micro-organismes au fond de l’océan, et sur ces micro-organismes se fixeraient les virus. Il y avait donc un basculement entre les danseurs de la boîte de nuit vers les particules en suspension dans l’air puis une autre transformation des particules ou micro-organismes en virus.
La première transformation est entièrement faite au tournage par un simple changement de point et une extinction des lumières sur les danseurs.
Et pour la deuxième, Mikros image a créé des images de synthèse qui viennent en fondu enchaîné sur les nôtres.
Il y a un autre effet lors de la Gay Pride.
J.L : Robin Campillo, s’inspirant de la scène de bataille du début de Gladiator avec des effets de ralenti et de shutter, voulait que l’on fasse des effets similaires dans le film. Nous avons donc fait pas mal d’essais pour trouver les bons angles et les bonnes vitesses. Il y a pas mal de ralentis dans le film, quant aux effets de shutter, nous ne les avons gardés que pour la scène de la Gay Pride. Il voulait créer comme un sentiment de sur-réalité, le shutter donnant un effet de trop de netteté et de bizarrerie dans les mouvements, un effet un peu saccadé.
Il y a pas mal d’effets spéciaux finalement dans ce film ?
J.L : Oui, il y a du trucage 3D pour la démultiplication de personnes dans des manifs. Pour une des scènes de fin, qui est une scène de rêve, les effets spéciaux ont entièrement rougi la Seine ! Les militants d’Act Up avaient émis une idée totalement utopique de verser du sang dans la Seine pour qu’elle devienne complètement rouge. Pour la filmer, nous avons longuement hésité sur la place de la caméra, et Robin s’est souvenu d’un très beau film de Marguerite Duras, Aurélia Steiner (Melbourne), où l’on suit depuis une péniche le cours de la Seine.
Nous avons donc tourné les plans à l’aube, à partir d’un bateau, puis tout s’élargit lorsqu’on arrive en banlieue et ce sont les plans tournés avec un drone qui prennent le relais. Le rouge de l’eau est volontairement poussé, il n’est pas réaliste, il ressemble à de la peinture, c’est comme si l’on avait repeint la Seine, à la limite entre la vision et le geste artistique.
Vous avez tourné certaines images pour qu’elles aient un rendu semblable aux "vraies" images d’archives.
J.L : Dans presque toutes les scènes d’action, un cameraman de la télévision est présent. C’était un figurant que nous avons choisi parce qu’il avait l’habitude de filmer les news. Nous lui avons donné une caméra Beta d’époque, que l’on a d’ailleurs difficilement trouvée, et réutilisé certains de ses plans dans le film.
Les images d’archives de l’INA ont été tournées en Betacam SP. Nous avons testé différents supports allant de la Beta SP, à la "Beta Num", au DV. Nous voulions retrouver cette matière avec beaucoup de bruit. Après visionnage, il s’est avéré que la Beta SP était de loin la meilleure, car malgré quelques essais, nous n’avons jamais réussi à trouver une matière aussi intéressante en dégradant les images tournées dans d’autres formats plus récents. Les archives sont recadrées en scope et étalonnées très contraste et hyper saturées, un peu comme dans le début de Notre musique, de J.-L. Godard.
Ton rapport à l’image est très lié à l’utilisation de la caméra à l’épaule et au zoom, pourquoi ?
JL : C’est surtout Robin qui aime beaucoup la caméra portée, ses deux derniers films sont tournés ainsi, et toujours à deux caméras. Mais il utilise la caméra portée comme une caméra presque fixe. Dès que les acteurs se déplacent et que l’on doit les suivre, on pose un travelling pour que ce ne soit pas chaotique. La caméra portée ainsi utilisée donne une sorte de respiration à l’image, un très léger mouvement qui rend les choses moins rigides, plus incertaines.
Pour ma part, j’aime la liberté que m’apporte un zoom : zoomer très lentement dans un plan, changer de focale rapidement sans avoir à attendre un changement d’optique, changer de focale durant un plan s’il le faut, suivant les événements du plan. Cela ramène un côté documentaire, on peut s’en tenir à la focale choisie mais si brusquement quelque chose se passe, on est prêt. Et comme je l’ai déjà dit pour des précédents films, j’aime beaucoup les hasards qui peuvent survenir sur un tournage et je veux être prête à pouvoir les saisir.
Les zooms sont maintenant suffisamment légers pour que l’on puisse se déplacer facilement avec. De la même façon, je n’aime pas mettre des marques aux comédiens, j’aime tourner les répétitions pour ne pas figer les choses. Le zoom apporte cette souplesse pour obtenir des cadres plus intéressants tout en étant libre.
Pour moi, un tournage est une machine qui avance et qui doit avancer en continu pour que les choses se déroulent bien, pour créer un climat propice aux acteurs, et à tous. Si on la stoppe, elle n’avance pas bien.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)