Le directeur de la photographie David Ungaro, AFC, et le réalisateur Guillaume Nicloux parlent des "Confins du monde"

par David Ungaro

De retour sur la Croisette après un film tourné par 50° dans la Vallée de la Mort en 2015, Valley of Love, avec Gérard Depardieu et Isabelle Huppert), le cinéaste Guillaume Nicloux est parti cette fois au Vietnam pour rapporter un film de vengeance. Il a emmené dans ses bagages David Ungaro, AFC, pour filmer cette histoire qui se déroule aux prémices de la guerre d’Indochine. Retour sur la fabrication de ce film avec le directeur de la photo et le réalisateur. (FR)

FR : Quelle est la genèse du film ?

David Ungaro : Je suis arrivé assez tardivement sur le projet qui s’est tourné en trente-cinq jours entre Hanoï et le nord du Vietnam. La plupart des décisions en matière technique était déjà prise, comme notamment le fait de tourner en 35 mm anamorphique (Panavision série C, Kodak 200T et 500T), Guillaume Nicloux étant quelqu’un de très précis, et qui comprend parfaitement toutes les contraintes de tournage. Presque l’intégralité du film s’est tournée à deux optiques, le 50 et le 75 mm.

L’équipe était locale ?

DU : J’ai eu le plaisir sur ce film de retrouver la production exécutive thaïlandaise avec laquelle j’avais pu travailler l’année passée sur Prayer for dawn, et une grande partie de mon équipe d’électros. Le tournage s’est entièrement organisé autour d’une équipe hybride française, vietnamienne et thaïlandaise, sans trop de difficultés. Le défi principal a été de tourner dans des endroits assez reculés, de jour comme de nuit, avec du matériel électrique local ou parfois rapporté de Thaïlande. Hors les séquences dans la forêt, l’autre enjeu a été la gestion dans le cadre des nombreux éléments modernes urbains pour parvenir à recréer le Vietnam de 1946.

Tourner un long métrage en 35 mm au Vietnam, ce n’est pas est un défi en soi en 2018 ?

DU : Pas spécialement quand on a soi-même l’expérience du film, mais une partie de l’équipe n’avait jamais eu cette opportunité. Par exemple, le travail en basses lumières, auquel les caméras numériques nous ont habitués, est complètement remis en question. Il faut faire comprendre aux équipes qu’on va avoir besoin d’une puissance électrique bien supérieure - une chose qui semble presque de la science-fiction pour la plupart des gens.

Et le labo ?

DU : Le film a été développé en France chez Hiventy et scanné là-bas en 4K. Sur la chaîne d’étalonnage en elle-même, j’ai tout de même l’impression que même avec un bon scan, les machines actuelles semblent plus performantes avec un négatif numérique RAW.

De quoi êtes-vous le plus satisfait par rapport aux choix du film ?

DU : Avec le recul, c’est très agréable d’être en film pour les extérieurs jour. Les ombres sont splendides, le film va chercher au-delà des limites dans les hautes lumières et, par exemple, les feuillages sont pleins de détails. Les nombreuses nuances de vert sont sans doute plus riches qu’en numérique, et sur ce film où la forêt a une importance non négligeable, je pense que c’était un choix judicieux.
Reste cette discipline à intégrer, le côté un peu aléatoire du rendu à la fin en fonction des conditions de transport ou de développement... Avec l’arrivée des caméras grand format comme l’Alexa LF, j’ai hâte de faire des tests, et d’ailleurs pourquoi pas mélanger le Super 35 et le "full frame" à l’intérieur d’un même film en fonction des séquences, ou même des plans, un petit peu comme certains mélangeaient, au début des années 2000, le film et les caméras numériques.

L’AFC, ça veut dire quoi pour vous ?

DU : Je ne suis pas le plus actif des membres, et je le regrette ! Parfois j’aimerais vraiment participer plus à la vie de l’association mais il faut dire que sur les six dernières années, je n’ai pas tourné un seul film en France... En tout cas, vu, par exemple, des Etats-Unis, où je travaille régulièrement, le statut d’une corporation comme l’AFC est complètement reconnu par les productions et les studios. C’est un gage de sérieux, et ça veut dire réellement quelque chose à l’étranger.
Personnellement, ce que je préfère, c’est l’échange entre les membres et les événements comme le Micro Salon qui permettent de retrouver les autres opérateurs et de se parler. Même de manière informelle, j’aimerais par exemple qu’on ait plus d’occasions de se retrouver pour discuter au cours de l’année, que ce soit autour de tables rondes ou de réunions un peu improvisées... L’expertise des nombreux membres et associés me semble la chose la plus importante pour l’AFC, et c’est ça qu’il faut partager.

Guillaume Nicloux est réalisateur et écrivain. Les Confins du monde est son quinzième film, produit par Sylvie Pialat, qui l’accompagne depuis maintenant cinq films.

Depuis quand l’image est-elle au centre de vos préoccupations en tant que réalisateur ?

GN : Depuis mon tout premier film, La Piste aux étoiles, qui avait été éclairé par Raoul Coutard. Pour moi, ce qui est dans le cadre raconte le film, et forcément le travail de l’image est une partie intégrante de ma façon d’aborder l’univers de chaque film. Sur le plateau, c’est d’abord à travers le cadre que je contrôle les choses, la liberté venant ensuite s’inviter dedans.

Tourner en 35 mm peut être désormais considéré comme une contrainte pour beaucoup de réalisateurs...

GN : La pellicule ne représente pas une contrainte pour moi ni une qualité supérieure par rapport au numérique. Quand on filme en argentique, on n’est pas dans la même dynamique, tout simplement. Lorsqu’on aborde un film de cette manière, on sait par exemple que le manque d’autonomie des caméras et le temps qu’on passe à recharger la pellicule seront compensés par la tension qu’on met dans la capture de ce qu’on recherche. En numérique, on a ce droit à l’erreur qui change tout... En définitive c’est pour moi un peu comme des vases communicants entre temporalité et niveau d’exigence.

Et l’instantanéité du résultat ?

GN : Pour moi, ça ne change pas grand-chose car la capture me suffit. Je n’ai jamais vraiment aimé regarder les rushes, et je ne les ai pour ainsi dire jamais regardés. Pas par désintérêt mais plutôt parce que ça m’extrait de ce que je vis sur le plateau, et ça casse quelque chose qui s’apparente à de la magie. C’est peut-être aussi pour cette raison que je n’aime pas cadrer et que je confie cette mission aux gens qui le font bien mieux que moi, comme David Ungaro, Christophe Offenstein ou Yves Cape, qui sont tous trois d’excellents cadreurs avec qui j’aime travailler. C’est une question de collaboration très étroite pour qu’on arrive à se retrouver tous dans le même œil. Une tonalité qu’il faut trouver sur le film.

L’étalonnage numérique a-t-il tout de même modifié votre manière de faire des films ?

GN : Si je me projette dans le passé, le dernier étalonnage argentique que j’ai pu faire, c’était sur Cette femme-là, avec Pierre-William Glenn (2003). Depuis, l’outil qu’on a utilisé ensemble, avec mon coloriste Richard Deusy, a fait d’énormes progrès et permet d’être extrêmement exigeant et pointilleux sur toute l’image. À tel point que ça s’apparente, pour moi, à un travail de tirage photographique. On sait, par exemple, qu’on peut désormais privilégier le jeu sur le plateau au détriment des conditions climatiques car la puissance de l’étalonnage numérique nous permettra de rattraper, au final, ce qui n’était pas possible à l’époque. Si je prends L’Enlèvement de Michel Houellebecq (2014), on a résolument pris le parti, avec Christophe Offenstein, de filmer de manière spontanée, et pris très peu de précautions sur la manière d’éclairer. C’est l’étalonnage qui nous a permis ensuite de trouver la cohérence du film.

Et sur Les Confins du monde, l’étalonnage vous a-t-il permis d’arriver exactement à ce que vous aviez en tête ?

GN : À part le choix de tourner en 35 Scope, avec cette série anamorphique un peu patinée par le temps, je n’avais pas vraiment de charte de couleurs en tête ou de références précises avant de débarquer sur place. C’est au contact des décors, et de la puissance climatique locale, que j’ai concrétisé une sorte d’image fantasmée. Pour moi, la création doit vraiment se faire sur le plateau. C’est au moment où on filme que les choses s’imposent naturellement sans rentrer dans des cases ou des nuanciers préconçus. Pour tout vous dire, si je me mettais à faire des films à partir de story-boards, je perdrais au moins la moitié de l’intérêt que j’ai à les faire.

De quoi êtes-vous le plus fier sur ce film ?

GN : Je ne suis pas quelqu’un de bavard, et les rapports circulent beaucoup sur le tournage dans les non-dits et une confiance invisible. Je dirais donc d’avoir eu autour de moi cette confiance et d’avoir profité, avec tous ces gens, de cette aventure, de ces moments privilégiés. Maintenant le film ne nous appartient plus, il va se passer dans l’œil du spectateur...

Indochine, 1945. Robert Tassen, jeune militaire français, est le seul survivant d’un massacre dans lequel son frère a péri sous ses yeux. Aveuglé par sa vengeance, Robert s’engage dans une quête solitaire et secrète à la recherche des assassins. Mais sa rencontre avec Maï, une jeune Indochinoise, va bouleverser ses croyances.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Production : Sylvie Pialat – Les Films du Worso