Les entretiens de l’AFC
Les Tontons flingueurs
de Georges Lautner, photographié par Maurice Fellous, membre d’honneur de l’AFC"Tiens, vous avez sorti l’Angénieux ? ou c’est curieux chez les opérateurs ce besoin de faire des phrases" par Isabelle Scala
Les Tontons flingueurs est le 8e film de Georges Lautner, le 7e tourné avec Maurice Fellous. A l’occasion de sa restauration et de sa sortie en salles en copie numérique, et après bien des palabres (Maurice nous affirmant au téléphone que tout avait été écrit, et dit dans les bonus des DVD, et qu’il n’avait plus rien à raconter), Jean-Noël Ferragut et moi sommes allés lui rendre visite, à Pontchartrain. Il nous attendait à la gare, une « claquette à la main, des fois qu’on ne le reconnaisse pas ». Pas le clap des Tontons, donné au plombier, nous confiera sa femme...
Dès notre arrivée, Maurice exhibe une caméra Debrie Super Parvo 35 mm, à visée à travers la pellicule. Il avait sorti l’appareil quelques semaines plus tôt pour « montrer aux mômes du village comment on tournait en France entre 1935 et 1950 ».

Mécanicien de caméra au studio de Saint-Maurice, Maurice suit en parallèle les cours du soir à l’IDHEC, de 1946 à 1948. Ces cours sont instaurés par les syndicats pour les techniciens de cinéma n’ayant pas pu exercer leur métier pendant la guerre. Il y rencontre Loulou Pastier, le futur cadreur des Tontons.
En 1948, Robert Sussfeld, régisseur général du film d’animation, Alice au pays des merveilles, cherche un technicien pour s’occuper des caméras, Maurice est lancé et devient l’assistant opérateur de Roger Dormoy.
Son frère Roger a fait la photo du premier film de Georges Lautner. Il lui présente Maurice pour le deuxième, Arrêtez les tambours, en 1959. Ils feront 23 films ensemble. Mort d’un pourri, en 1977 marque la fin de la collaboration avec Lautner, Henri Decaë reprenant le flambeau en cours de film.

En 1962, Georges Lautner vient de terminer Le Septième juré et L’Œil du Monocle, photographiés par Maurice Fellous. Alain Poiré (Gaumont Inter) lui propose de réaliser l’adaptation de Grisbi or not Grisbi, roman noir d’Albert Simonin. Jean Gabin doit tenir le rôle de Fernand Naudin et être accompagné par son équipe de tournage habituelle.
Mais Lautner n’accepte qu’à une condition : que ce soit sa propre équipe qui l’accompagne dans l’aventure. L’affrontement entre les deux parties dure un certain temps, jusqu’à ce que Gabin laisse tomber le projet. Lautner et son équipe obtiennent la direction du film, fortement appuyés par Poiré qui sera d’ailleurs le seul chez Gaumont à y croire.

Vous aviez donc une certaine habitude des tournages avec Georges. Comment cela se passait-il ?
Maurice Fellous : On ne se parlait quasiment jamais, on avait une telle habitude ! Mon but était de gagner du temps.
Lautner avait le souvenir des chefs op’ quand il était assistant, il n’a jamais supporté les directeurs de la photographie de cette époque qui étaient de véritables despotes et mettaient deux heures à éclairer un plan.
Quand j’étais mécanicien de caméra à Saint-Maurice, j’ai vu Philippe Agostini éclairer pendant toute une nuit un décor des Portes de la nuit, faire développer un bout d’essai, puis recommencer la lumière le lendemain.
A cette époque les chefs op’ étaient les maîtres du plateau. Georges leur gardait une hantise et voulait utiliser une partie du temps qui leur était consacré à la mise en scène, tout en recherchant une certaine qualité en un minimum de temps.
Il entrait sur le plateau, le regardait. Pendant qu’il était assis à faire une mécanique écrite, j’éclairais le décor, avec des projecteurs directionnels (il n’y avait que ça), puis Georges demandait aux acteurs de jouer la scène dans le décor, rectifiait si ça ne correspondait pas à ses idées de mouvements et d’axes. Les problèmes commençaient pour l’opérateur.
Savait-il ce qu’il voulait, où placer sa caméra ?
MF : Totalement. Ce qui l’intéresse, son truc, c’est d’avoir de bons acteurs et un bon auteur, et comme il dit toujours qu’il n’a pas d’argent pour tourner, il met l’acteur à la place du décor, et s’il n’y a pas de décor, il grossit jusqu’au très gros plan.
Ce n’est pas le décor qui l’intéresse.
MF :« Si tu me fais une belle photo », disait-il, « tu vas me prendre une heure. Cet argent-là, je ne l’aurai pas pour payer un meilleur acteur de troisième rôle, la photo, je m’en fiche ». Mais il ajoutait : « Dans tous mes films, tu auras une séquence pour t’amuser n ».
Dans Les Tontons...
MF : C’est la scène du Bowling, il y avait un décor et je suis amusé.
Le seul film de Georges où j’ai eu le matériel et le temps pour éclairer, c’est sur La Route de Salinas. 80 % du film s’est tourné en extérieur. Il y avait des acteurs américains. La production et Lautner m’ont laissé faire ce que je voulais, c’était une commande de leur part. Le plus fort, c’est que j’ai travaillé vite. Mais on est loin des Tontons !
Lautner voulait la profondeur de champ d’Orson Welles, qu’il admirait, avec les moyens restreints de la Nouvelle Vague.
On a équipé notre Camé 300 Reflex du tout premier zoom existant au monde, fabriqué par Pierre Angénieux, un 35-140 mm qui ouvrait à 4,4. En vérité, c’était un 35 mm à l’infini et un 42 mm à 1,20 m. On a eu beaucoup de problèmes de pompage : tu faisais le point, tu changeais la focale...
On voulait travailler en courtes focales. Angénieux a mis au point un système de lentilles additionnelles (qui mangeait 1/3 de diaph) transformant le zoom en 28-76 mm ; un bloc de conversion qui se vissait à l’avant, on avait deux lecteurs de mise au point. J’ai fabriqué une porte avant sur le Camé 300 en supplément pour pouvoir loger le zoom, monté les commandes de point...


Angénieux y avait déjà réfléchi ?
MF : Il avait déjà fabriqué un Rétrozoom pour les amateurs et voulait profiter de la publicité faite par le cinéma pour en vendre des milliers d’exemplaires pour les caméras 8 mm. Plus tard, on s’est associé avec Dicop, l’assistant de Thirard, pour mettre au point un zoom Scope, mais c’est une autre histoire !

Pour en revenir à Lautner, il était très intéressé par le zoom, pas de changement d’optiques, sauf le 18,5 mm qui était la focale la plus courte à l’époque. Mais on a eu tous les ennuis de la terre sur le zoom avec le point ; j’ai fabriqué une monture spéciale qui permettait de recaler l’objectif en gros jusqu’à ce qu’on obtienne le point optimum, puis on bloquait à l’arrière. Angénieux, à l’époque, n’avait pas tout prévu. Il a fabriqué plusieurs zooms de ce type, tout le monde en a acheté, mais je suis le seul à avoir ce bloc de lentilles additionnel.
Ça ne perdait pas trop en qualité ?
MF : C’était convenable, du noir et blanc, un Lautner...
Vous tourniez à quel diaph ?
MF : Souvent à 5,6, pratiquement à pleine ouverture, le zoom ouvrait à 4,4. A l’époque, sur les films, les gens travaillaient à 4, ou 4,5 en général.
Au point, ça ne devait pas être facile !
MF : J’avais un champion, Yves Rodallec. Il regardait sur sa Kelly, me disait : il faut tel diaphragme. Je changeais le diaphragme, donc la lumière, à chaque plan s’il le fallait pour la profondeur de champ. Pour les sources principales, pas de problème, mais pour les ambiances, c’était l’enfer, tu commences à courir après les ombres.
Les grands opérateurs de l’époque mettaient un 2 kW à la face, ils avaient une résistance à la main, mais moi je n’aimais pas mettre un projecteur sur la caméra, je le mettais sur le côté donc une ombre supplémentaire, un enfer !
Quelle était la pellicule à l’époque ?
MF : La Plus X et la Double X de Kodak. Quand j’étais assistant, on utilisait déjà de la pellicule " background " qui faisait 16 ASA pour les extérieurs, pour qu’il y ait moins de grain.

Collection Georges Nojaroff
Tu nous as dit avant de se voir que Les Tontons n’était pas un film d’image mais un film d’acteurs. Comment ça se passait avec les acteurs sur les tournages de Lautner ?
MF : Je vais vous raconter une histoire. Avant de commencer Les Barbouzes, Georges me demande de " faire " quatre barbouzes. Je m’exécute, c’est plus facile de " démolir " un acteur. Au bout de trois jours de tournage, Lino m’apostrophe : « Qu’est-ce que c’est cette gueule que tu me fais ?
- Ecoutez Lino, j’ai des ordres…
- Je n’ai jamais été photographié comme ça ! »
Il m’a pris en grippe. Il n’est plus jamais venu en projection.
Le film suivant, Ne nous fâchons pas, une comédie tournée en TechniScope, Lautner me déclare : « Tu le bichonnes », ce que j’ai fait.
Michel Constantin lui assure : « Viens en projection, c’est superbe ». Il n’est jamais venu…

Collection Georges Nojaroff
Puis Maurice enchaîne sur d’autres histoires, avec d’autres acteurs, et actrices... Et pour finir, il nous raconte comment il a fait connaissance de sa femme Raymonde, rencontrée chez Eclair, rue Galion, où elle travaillait à la comptabilité. Maurice avait acquis auprès de la société son Camé 300 Reflex. Les négociations furent longues, alors...
(Propos recueillis par Isabelle Scala et Jean-Noël Ferragut, AFC)
« Toujours la recherche de la perfection grâce au système démerde », Georges Lautner à propos de Maurice Fellous, dans La lettre de l’AFC, en 2005.
Les photos de tournage en noir et blanc illustrant cet article sont extraites de l’ouvrage Pleins feux sur... Les Tontons flingueurs, de Pierre-Jean Lancry, éditions Horizon limité