Camerimage 2021
Merci Lachman, merci Rousselot, merci Nuytten !
"Songs for Drella" à Camerimage, par Charlotte Neri, étudiante à La FémisL’opérateur est naturellement le tout premier spectateur de ce qui advient devant sa caméra. Il est aussi le plus silencieux des spectateurs, adoptant la distance et la discrétion nécessaires pour travailler le mieux possible. En ce qui concerne Ed Lachman, lorsqu’il filma John Cale et Lou Reed, lors des répétitions de leur concert Songs for Drella, en hommage au défunt Warhol, il fut aussi leur unique spectateur durant la totalité de leur performance : un film est né.
Cela, Ed Lachman nous le confia après la projection du film qu’il photographia et réalisa en 1990, trois ans après la mort d’Andy Warhol. Lorsqu’il rencontra Lou Reed pour réaliser cette captation, Reed lui interdit de placer ne serait-ce qu’une seule caméra sur la scène, durant le concert. « Lorsque je joue, je ne veux personne entre le public et moi. Je chante pour le public, pas pour la caméra. » Selon ses instructions, les caméras devraient être placées loin, les lumières seraient inchangées par manque de temps. Le film, réalisé uniquement dans ces conditions, n’aurait pas existé. La caméra n’étant pas désirée, autant rendre une image noire, et écouter l’album. Qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, la caméra doit être libre, pour qu’advienne le cinéma. C’est là que Lachman accomplit son geste d’opérateur et de metteur en scène à la fois : il filme d’abord la répétition, et, selon les mots de Reed à ce propos, devient l’unique spectateur du concert.
Il intervient sur les lumières, immisce sa caméra entre Cale et Reed. Comme sur un plateau de cinéma, quand les lumière s’allument et que comédien joue, la caméra est l’unique spectateur. Et Reed et Cale jouèrent pour Lachman.
Ce soir là, Lachman assiste à l’échange d’un unique regard entre Cale et Reed. Il le filme, en gros plan, en champ contre-champ, le plus simplement du monde, il fut là. Cale ouvre les yeux sur Reed, Reed lève les siens sur Cale, Cale sourit, et puis la performance commence, et Cale et Reed ne se regardent presque plus — mais il racontent leur histoire entière, celle qui les lia à Warhol et puis l’un à l’autre — You hit me where it hurt and I didn’t laugh…
Trente ans plus tard, au Cinema City de Toruń, Lachman nous enseigna la discrétion du chef opérateur, celle nécessaire pour provoquer la chance qui crée du cinéma. Il y a du cinéma dans chaque plan de Songs for Drella car, comme il le dit lui-même, Lachman sut se placer en spectateur humble de sa scène, sans se rapprocher tant que les sujets filmés seraient tentés de diriger son image à sa place, sans s’éloigner trop par peur que la scène ne se déroule sans lui. Il y a du sacré dans la performance de Reed et Cale — dans le regard qu’ils échangent, lavé de l’amertume qui les sépara vingt ans auparavant, mais portant cette histoire-là, et la chantant en chœur : I have some resentments that can never be unmade… Il y a du sacré dans les yeux fermés de Reed, si souvent lorsqu’il chante, si sérieux, qui ne regardera plus jamais Cale.
Ed Lachman ne détache pas cette vision des considérations plus concrètes qui accompagnent sa carrière, comme le choix des couleurs, si important ici puisque ce choix découpe le film en séquence, créant ainsi du cinéma dans la musique, par l’image. Après une interprétation énergique et nerveuse de Forever Changed, un bleu crépusculaire enveloppe l’écran avec le silence qui l’accompagne, et les deux musiciens entament le dernier morceau du concert, Hello, it’s me. Lou s’adresse à Andy, lui dit ses reproches et sa tendresse, et lui souhaite une bonne nuit. Lachman fait tomber la nuit sur scène, une nuit bleue aux contrepoints plus blancs qui conservent la vie et leurs couleurs aux visages, il filme Reed avec Cale en amorce, et c’est un au revoir, le plus sincère des hommages, le film se termine.
Il y a du sacré dans les visages de Reed et Cale, car Ed Lachman est un chef opérateur qui sait la valeur des images. Avec Bruno Nuytten et Philippe Rousselot, il fit partie des chef opérateurs invités à Camerimage qui surent nous rappeler cet aspect-là du métier. Par exemple, comment aimer les acteurs qu’ils filment, et déduire de ce respect amoureux la distance à laquelle ils placeront leur caméra, sans pour autant se laisser diriger par eux. Bruno Nuytten nous disait, dans la salle de conférence du CSW à Toruń : « Un acteur est souvent démuni après une prise, car lorsqu’on tourne, ça va tellement vite, et l’acteur se retrouve souvent seul, avec l’impression d’avoir été bon, ou mauvais… Le seul qui peut lui donner un signe de quelque chose, c’est le cadreur. J’ai toujours entretenu de très bons rapports avec les acteurs, parce que j’aimais ça, j’aimais cet effet de proximité et de silence. C’est un rapport sans discours. » Qui permet le cinéma.
À propos de la valeur des images, de l’attention du chef opérateur et le cinéma qu’ainsi il produit, j’aimerais terminer par d’autres mots rapportés de Toruń, ceux d’Ed Lachman à nouveau.
« J’ai fait le dernier film de River Phoenix, et le dernier plan dans lequel il apparut était un long monologue dans une grotte. La grotte était éclairée à la bougie, c’était du papier maché, en studio. Le réalisateur coupe la prise, les lumières s’éteignent, j’éteins la caméra, et l’assistant aussi éteint la caméra, ce qui a pour effet de relancer la bobine. La caméra tourne toujours. River devint alors cette parfaite silhouette, il s’avança vers la caméra, jusqu’à ce que sa silhouette obstrue l’objectif, et tout devint noir. Ça dura une trentaine de secondes. Ce fut la dernière image que nous vîmes de lui à la projection des rushes — nous avions encore des projections de rushes à l’époque. Il est mort un samedi soir, et la projection eut lieu dimanche soir. Il était devenu un fantôme. »
Le geste eut beau être fortuit, je reste persuadée qu’il faut quelqu’un comme Lachman, qui sait la profondeur d’un tel évènement photochimique, pour savoir créer du cinéma entre Reed et Cale en 1990.
Comme Nuytten, comme Rousselot, Lachman sait le sacré des images — là où d’autres filment le "beau" et rendent des images vides comme de la publicité, à l’opposé de l’incarnation. Ceux-là filment les choses et les gens comme on pourrait ne pas les filmer, et n’inventent rien — là où même quelqu’un comme Bruno Nuytten sait lorsqu’il faut éteindre la caméra, et cesser de filmer, même s’il faut pour cela arrêter sa carrière de chef opérateur.
Mais le regard de Reed à l’oraison, River Phoenix sur pellicule pour la dernière fois, Thérèse avant son dernier souffle, ou encore Adjani qui fond sur Depardieu, le front en sang, à l’extinction des lumières du quai de la gare (dans Barocco, d’André Téchiné) — ces visages qui devaient exister — ceux qui les filmèrent nous permirent de quitter la Pologne avec des images qui nous resteront toujours.