Regards croisés

Par Raphaëlle Dufosset, Mathilde Delacroix, Rémy De Vlieger, Caïque De Souza, Rémi Berge, étalonneurs/coloristes membres de SHADE

Contre-Champ AFC n°319

La mise en ligne de "Vers la couleur", la conversation entre Caroline Champetier, AFC, et Martin Roux, ayant suscité de saines réactions – celles de Pierre Cottereau, Céline Bozon, AFC, et Thibault Carterot –, nous poursuivons ce dialogue instauré autour des problématiques de sa gestion en publiant, à son tour, le point de vue d’un groupe d’étalonneurs/coloristes, membres de l’association Shade.

Mathilde Delacroix : À la suite de la parution des différents articles autour de la couleur et de sa gestion publiés ici, il nous a paru important de partager notre point de vue d’étalonneurs sur le sujet.
Comme les chefs opérateurs, nous avons des profils et des sensibilités assez différents. Venant de la vidéo, des effets visuels, de la pellicule, sortant d’école ou totalement autodidacte, plus ou moins passionnés de nouvelles technologies, avec une sensibilité plus artistique ou plus technique…, nous sommes comme vous tous confrontés aux mutations de nos métiers et devons y faire face en nous adaptant et en réinventant parfois notre façon de travailler.
C’est pourquoi nous avons eu envie de dialoguer à plusieurs autour de ce sujet afin d’essayer d’aborder des problématiques différentes car les ressentis et les frustrations, comme à l’AFC, ne sont pas les mêmes pour tous chez Shade (association d’étalonneurs et d’assistants étalonneur créée en 2015).
Voici donc un début de discussion qui ne manquera pas, j’en suis sûre, de continuer à être alimenté au sein de nos différentes associations.

Rémy De Vlieger : Après avoir lu l’ensemble des échanges sur le site de l’AFC, on comprend clairement que le nœud du problème, c’est la perte de contrôle des chefs opérateurs sur leurs images depuis que le cinéma est passé au tout-numérique et la frustration, justifiée, qu’ils peuvent avoir de ne plus pouvoir facilement appréhender ni maîtriser le procédé, le traitement de l’image dans son intégralité. La postproduction numérique ouvre maintenant une multitude de possibilités et de flux de gestion de couleurs différents et il est possible d’être beaucoup plus intrusif sur le travail du chef opérateur qu’il y a une dizaine d’années.
Le tout est d’être capable d’emmener l’image aussi loin que possible en utilisant les outils dont on dispose tout en conservant une certaine pureté et une certaine simplicité dans le process.

Rémi Berge : J’ai l’impression qu’on accuse presque Kodak d’avoir abandonné la chaîne de postproduction, en oubliant qu’ils étaient les pionniers du numérique. C’est aussi oublier que Kodak était précurseur pour essayer de développer une chaîne de développement cohérente en numérique (Cineon n’était pas uniquement un format de fichier mais une chaîne complète d’outils jugés trop onéreux à l’époque et finalement abandonnée).
La gestion de la couleur évolue sans cesse, et n’a jamais été oubliée par les constructeurs. Que ce soit les fabricants de caméras ou les développeurs de systèmes d’étalonnage, le travail est constant et même si les essais de synergie (ACES) ne sont pas toujours parfaits, il y a quand même une part de volonté commune à rechercher ensemble.

Raphaëlle Dufosset : Il me semble qu’en effet, le travail précis et la recherche en matière de couleur étaient très corrélés, non seulement à la lumière et aux choix faits par l’opérateur au tournage mais aussi à la pellicule et au laboratoire, à l’émulsion négative choisie et la positive utilisée pour les copies. Il y avait néanmoins la plupart du temps des tests à faire quant à la pose du négatif et au type de développement. Lors du passage à l’étalonnage numérique, les directeurs techniques et les ingénieurs de ces mêmes laboratoires ont beaucoup travaillé à rendre la nouvelle chaîne argentique/numérique/argentique aussi fidèle et précise que possible, en élaborant des LUTs de retour sur film très pointues et en trouvant la meilleure façon de traiter ces images.
Puis, au passage au numérique/numérique, cela a continué dans ce même principe. Le directeur technique et les "Color Scientists" des laboratoires préconisaient une façon de travailler, et, selon les étalonneurs, nous ne remettions pas ou peu en question ces préconisations. Par contre, si nous n’étions pas satisfaits des LUTs proposées et de la façon dont les images réagissaient, nous avions le loisir d’en parler aux ingénieurs et de leur expliquer ce qui ne nous convenait pas, en les faisant venir en salle et en ayant les moyens de leur montrer nos problèmes, et ils affinaient alors les LUTs. Il y avait déjà un processus assez compliqué avant d’arriver à l’étalonnage à proprement parler.
Dans les laboratoires traditionnels qui ont sauté le pas du numérique, c’est comme cela que ça se passait, et c’était vraiment très intéressant de faire avancer la façon de travailler les images de cette manière, d’avoir l’impression d’avancer ensemble, d’être soutenus dans nos questionnements techniques et artistiques, et tout cela au service de l’image, de la vision de l’opérateur et d’un film.

M. D. : Un film a toujours été un travail d’équipe. L’étalonnage également, en tout cas en photochimie, il y avait les étalonneurs bien sûr mais également les chimistes, les développeurs, les tireurs, les projectionnistes, les "fabriqueurs", les "petites mains", les responsables techniques et les coordinateurs...
Aujourd’hui, en tant qu’étalonneurs free-lance, nous travaillons notamment avec les responsables techniques des laboratoires, les techniciens de ces laboratoires, les assistants, les Color Scientists, les développeurs des logiciels d’étalonnage.
Comme le dit Pierre Cottereau, faire une image numérique paraît simple, mais je suis tout à fait d’accord avec lui, c’est en effet, selon moi, au contraire beaucoup plus complexe car elle nous offre une multitude de possibilités qui peut parfois nous perdre et nous laisser sur notre faim.
Les choix de traitement de l’image sont multiples, ils doivent se faire au niveau de l’outil d’étalonnage, du workflow, de l’intervention ou non d’un Color Scientist, de l’application ou non d’une LUT, d’un look, enfin d’un désir artistique...
Ces choix, ces questionnements, sont, il me semble, trop souvent traités à la légère lors d’essais faits trop rapidement. Ce n’est pas en une demi-journée de préparation (c’est souvent ce qui est prévu pour les essais avant de les présenter à l’équipe du film) que l’on peut questionner en même temps, par exemple, un choix d’optiques, de filtres, parfois même de caméra, un workflow et faire une véritable recherche esthétique au service du film.

R. D. : Au commencement de la chaîne numérique, une grande place était encore faite aux essais caméras (souvent plusieurs) avant le début du tournage. Nous avions, dans mon souvenir, souvent quasiment une journée en tout pour travailler les essais : essayer, réfléchir, discuter, se poser des questions, en amont du tournage, avec le chef opérateur. Cela me semble crucial dans l’élaboration esthétique d’un film et dans la recherche d’une identité propre à chaque combinaison de film/réalisateur/opérateur/caméra/optiques.
Les problèmes économiques et la disparition des laboratoires traditionnels avec ce service de recherche et développement et ses "traditions", et l’apparition de machines d’étalonnage meilleur marché et accessibles à tous a quelque peu changé ce paradigme, au moins dans un premier temps.
Des laboratoires plus petits sont apparus avec les mêmes possibilités techniques : sécuriser les rushes, les stocker, conformer, étalonner, sortir un master DCP et vidéo, mais plus forcément ces services de recherche et développement et ces ingénieurs de l’ombre au service de l’artistique. Ceci correspondait néanmoins à la taille des structures, aux services et prix qu’elles offraient et au fait que ces services ne sont évidemment jamais facturés. Et cela tend à changer de nouveau à mesure de l’expérience et l’expansion de certaines de ces structures, et à mesure du désir ou du besoin.
Malgré tout, les productions ont semblé oublier tout cet aspect du travail, au profit de la flexibilité, du confort de ne pas avoir une multitude d’interlocuteurs, et des tarifs. Les changements économiques ont par ailleurs aussi fini par établir que les essais, ainsi que l’étalonnage des rushes, ne servaient plus, étaient devenus inutiles, superflus ou simplement trop coûteux et ont commencé à ne plus exister ou à ne plus être considérés comme indispensables.
Il est devenu alors rare et parfois quasi impossible d’avoir le loisir et le temps de faire ces essais correctement : chercher, réfléchir, discuter avec les labos et les ingénieurs de la meilleure façon théorique de travailler, essayer et se rendre compte que c’est certainement la meilleure façon théorique mais que cela ne correspond pas à ce projet particulier, chercher de nouveau et en sortir quelque chose de nouveau ou au moins d’unique pour un film.
Nous nous sommes alors retrouvés souvent à avoir quelques heures seulement pour traiter et visionner les essais (essais où les comédiens et éléments de déco du film se sont fait plus rares), l’artistique et la recherche esthétique n’étant visiblement plus considérés comme nécessaires, ainsi que le questionnement quant au support et au workflow. Le temps d’étalonnage devenant de plus en plus court, il en découle alors que ce travail de recherche technique et esthétique n’est parfois plus ou peu fait, et qu’au lieu de devoir faire un travail sensible, et de qualité, nous nous sommes retrouvés à devoir simplement être efficaces.

M. D. : Heureusement, nous avons parfois la chance, sur certains films, d’avoir encore ce temps qui, même s’il paraît à certains "luxueux", est absolument nécessaire pour arriver à la révélation de l’image. En effet, il s’agit d’aboutir à une image, de réussir à être satisfait, pour cela il faut du temps, de la réflexion, de la recherche.
On peut se contenter d’utiliser un workflow, un "pipeline" connu et éprouvé mais chaque film apporte son lot de questionnements et l’intérêt de nos métiers est d’avoir la possibilité et donc souvent le temps de travailler ensemble à la création de cette image.
Céline Bozon parlait de désir d’images. Quoi de mieux en effet qu’un producteur qui suggère l’intervention d’un Color Scientist pour accompagner la réflexion autour de cette construction de l’image !
La vision actuelle d’un étalonnage de rushes comme étape dispensable, alors que le temps d’étalonnage en postproduction fond comme neige au soleil, me semble symptomatique de la petite place laissée et parfois si peu considérée au travail de postproduction. L’image du film se construit tous ensemble, à chaque étape (en postproduction également, comme en tournage nous sommes une équipe au service de ce film).
D’où, pour moi, l’importance primordiale des essais, des rushes étalonnés, qui nous permettent à tous d’accompagner le regard et le désir des chefs opérateurs et des réalisateurs tout au long de la création du film, lors du montage pour enfin aboutir à la finalisation de cette image. Parfois on a la chance d’avoir du temps pour se poser ces questions, lors d’essais sur plusieurs séances, lors d’un travail de recherche en amont de l’étalonnage avec réalisateur, chef opérateur, Color Scientist, responsable technique des laboratoires, ce qui permet un recul très intéressant sur cet accouchement d’images, cela permet d’avancer et de poursuivre la recherche, pour aller plus loin dans la construction d’une image au service d’un film. Cela apporte une satisfaction bien plus grande. Mais c’est hélas trop rare, il me semble.
Chaque film est unique et doit avoir le droit à un regard particulier.

R .D. : Il me semble qu’à une période, il a fallu se battre pour conserver tout cela et que la lassitude et la nécessité de se battre sur d’autres fronts ont fini par avoir raison de cette étape.

Caïque De Souza : Pour explorer, il faut du temps, et ce temps, on ne l’a pas dans les délais de production. Personnellement, comme beaucoup d’étalonneurs il me semble, quand un film me plaît vraiment, je prends le temps de développer des propositions chez moi, sur mon temps personnel, voire en utilisant ma salle d’étalonnage après une journée en laboratoire.
Les chefs opérateurs avec qui je travaille ont très souvent travaillé également de leur côté une proposition de look (en passant par une LUT quasi 100 % du temps).
Une chose est certaine en tout cas, la volonté de faire des essais et des recherches en termes d’image vient exclusivement du couple réalisateur/chef op’, jamais du côté production, dans mon expérience en tout cas. Et nous restons tous, opérateurs comme étalonneurs, autodidactes en matière de workflows.

M. D. : En effet, aujourd’hui, la préparation des looks (chez soi ou au laboratoire), les questionnements autour du workflow et même le visionnage du film avant étalonnage font trop souvent partie d’une sorte de "package", considéré comme une prestation offerte.

R .D. : J’ajoute juste en ce qui concerne les processus de travail ces quelques commentaires que je ne généralise pas car je ne connais pas encore très bien l’industrie ici aux États-Unis et qu’il y a aussi beaucoup de petits films qui se font très vite dans de modestes studios. Mais les films de Tarantino ou Scorsese, par exemple, qui sont évidemment éclairés avec beaucoup de talent par Robert Richardson et Rodrigo Prieto, et dont je trouve l’image remarquablement aboutie, ont l’appui d’un Color Scientist (je parle de ces films parce qu’il se trouve que j‘ai rencontré les équipes du laboratoire Harbor Pictures).
Ce dernier met en place des "process" et crée des LUTs avec l’étalonneur dès les premiers essais, bien avant le tournage. L’étalonneur, par ailleurs, suit les rushes et retravaille les images au cours du tournage, ce qui permet au moment de la postproduction de se consacrer aux détails et d’aller toujours plus loin dans la précision et la créativité, et non plus à chercher comment travailler les images !
J’ai également admiré récemment le travail effectué sur Mank, éclairé par Erik Messerschmidt, et je sais aussi, pour l’avoir rencontré, qu’Eric Weidt, l’étalonneur de David Fincher, travaille pour lui à plein temps. Il peut donc passer un temps infini à chercher pour satisfaire l’exigence esthétique du réalisateur et peut voir les rushes et continuer à chercher et à améliorer tout au long du tournage. Il a beaucoup de temps ensuite pour travailler, il en résulte un travail magnifique et abouti.
Il me semble que cela appuie un peu cette réflexion.

Par ailleurs, en tant qu’étalonneur, la multiplication des caméras et des versions, des machines d’étalonnages, des standards de diffusion, la réduction du temps d’essais et d’étalonnage, et l’absence parfois de support technique, ont rendu difficile parfois le fait d’être performant immédiatement, solide techniquement sur tous les fronts, et satisfait de cette façon de travailler, mais comme vous, chefs opérateurs, avec les nouvelles caméras ou versions de caméras, la clé demeure dans la possibilité de pratiquer, d’essayer et d’apprivoiser ces nouveaux supports.
Ces nouveaux moyens d’étalonnage, plus accessibles techniquement, permettent maintenant d’intervenir plus facilement et de mieux contrôler son workflow, mais peuvent aussi parfois amener des pièges dont il peut être compliqué de sortir seul, c’est dans ces moments-là que le soutien des laboratoires et des Color Scientists (qui viennent en grand renfort en ce moment, et ce n’est pas un hasard) est important.

C. D. S. : Ces échanges mettent des mots sur des impressions vécues. J’ai travaillé dans chacun des laboratoires cités par Pierre Cottereau comme les intermédiaires qui ont fini, eux aussi, par disparaître. (Avec le recul, quel gâchis !)
J’ai eu l’occasion de travailler à deux reprises chez M141 et j’ai été sidéré de la connaissance qu’ils ont des "process" image et aussi de leur disponibilité, au moins en intention, malgré des plannings pleins à craquer. Assurément, ce n’est pas la passion de l’image qui leur manque.
La disparition de l’environnement contrôlé de l’argentique nous a propulsés dans un univers de possibilités aussi intéressant que difficile à appréhender.
J’ai fait le travail avec un chef opérateur désireux de développer "sa propre pellicule", de créer un workflow tournant autour de LUTs à utiliser dès le tournage, puis en continuité en postproduction. Aujourd’hui, ce procédé fonctionne bien dans son cas, mais contrairement au travail de Kodak, notre travail n’est applicable qu’à ce chef opérateur dans le workflow que nous avons déterminé.
Et ces essais nous ont pris plusieurs mois, des moyens (il a loué plusieurs caméras pour tourner des images communes dont une caméra 35 mm, j’ai emprunté des salles d’étalonnage à plusieurs reprises, nous avons testé le workflow sur plusieurs projets, courts et longs, avec parfois des surprises). Le résultat est satisfaisant mais pas forcément automatique.
Aujourd’hui, je suis persuadé que les workflows proposés par le Baselight, le Resolve et plus globalement par l’ACES, sont une solution pour revenir à des environnements contrôlés où la postproduction se recentrerait sur une recherche artistique et créative. Ces workflows sont néanmoins encore beaucoup trop peu diffusés et très largement incompris par la majorité de la profession, y compris dans les structures d’étalonnage.
L’aspect "impossible de visualiser son Log" m’a d’ailleurs longtemps retenu de proposer ce workflow. De l’autocensure à l’état pur, quand j’y pense rétroactivement ! Simplement parce que je ne voulais pas me retrouver bloqué par une situation de frustration du chef opérateur me réclamant de voir son "négatif numérique" (le Log) sans pouvoir le lui montrer simplement.

M. D. : Pour finir sur ces différentes mutations, en France, les étalonneurs se sont retrouvés, ces dernières années, de plus en plus nombreux à être free-lance, a priori une évolution assez particulière en comparaison à la situation dans d’autres pays. Cette situation nous a justement amenés à nous associer pour continuer à créer du lien, à partager des expériences, à organiser des séances de travail communes sur des thèmes particuliers, pour continuer à être au plus juste au service de ces images.

R. D. V. : La mutation des étalonneurs en free-lance peut être un vrai atout car pour le coup, je pense que notre engagement sur les films est d’autant plus important que nous sommes indépendants. Nous avons l’opportunité de découvrir les méthodes de différents laboratoires, de travailler à l’étranger, d’avoir accès aux outils facilement (même Baselight) et le fait d’arriver lors des dix derniers jours de la fabrication du film nous permet d’interpréter le film avec un recul et une sensibilité qu’aucun autre acteur du film ne possède à ce moment de la production ; nous voyons un film quand les autres voient le résultat d’un tournage.
Au-delà de trouver uniquement le "pipe" couleur idéal pour obtenir l’image désirée, le choix d’un "pipe" est aussi le choix d’un confort de travail, de préférence d’un étalonneur, d’un rapport à un gain de temps et d’efficacité qui permettra de laisser d’autant plus de place à la créativité... Il faut être en mesure d’apporter le maximum au film (pas uniquement en termes purement esthétiques et photographiques) dans un temps prédéfini et dans un environnement technique différent pour chaque film.
De mon point de vue, je pense qu’il y a aujourd’hui une plus grande responsabilité qui pèse sur l’étalonneur, qui doit être au service d’un film et des désirs d’un chef opérateur dans des délais toujours plus serrés. Il serait vraiment intéressant de réfléchir à comment mieux préparer en amont les procédés avec les chefs opérateurs afin de servir au mieux le film.

C. D. S. : Un autre point intéressant, que Rémy (RDV) a relevé, c’est que notre position de coloriste nous place à un endroit très avantageux de la chaîne, nous sommes parfois dans les premiers à visualiser les images sans avoir assisté au tournage et sans nous être fabriqué une visualisation mentale à partir de l’écriture. Ce fossé perceptif peut servir comme argument fort lorsque j’entends (très souvent) : « Ah ! l’ombre de perche, là, tu peux l’effacer ? » ou encore « Il faut absolument assombrir cette partie du décor, on n’a pas tourné dans le bon sens... ». Toutes ces remarques sont la plupart du temps sans fondement pour qui regarde un film et non le résultat d’un tournage.
Cette position est donc idéale pour proposer, selon moi, des idées qui vont dans le sens du film.

M. D. : Notre indépendance permet aussi, il me semble, en tant qu’étalonneur free-lance, de pouvoir intégrer pleinement une équipe image, de la même façon qu’un premier assistant opérateur, un chef électro… et donc de suivre un chef opérateur où qu’il aille ! Quel gain de temps et d’efficacité quand on sait déjà travailler ensemble !

R .D. : En effet, le fait de pouvoir faire partie du noyau de l’équipe image est une grande force. Une multitude de collaborations (chef opérateur/étalonneur ; opérateur/étalonneur/labo ; opérateur/étalonneur/directeur de postproduction) permet d’aller toujours plus loin dans l’esthétique et le travail de l’image, et le fait de connaître les goûts et la façon de travailler d’un opérateur et d’un laboratoire dans lequel nous allons faire le film, permet d’accompagner au mieux l’image, et est devenu un vrai atout et non un handicap. Le fait d’être free-lance demande une capacité d’adaptation plus grande mais permet cette flexibilité, et à cette relation artistique de grandir dans la durée.
Bref, pour moi, il s’agit d’une mutation économique, technique, et d’un manque de temps, et c’est tout aussi frustrant pour nous, étalonneurs, que pour vous, opérateurs. Mais pas irrémédiable.
Je pense, par ailleurs, que certains étalonneurs n’éprouvent pas cette frustration comme certains opérateurs n’éprouvent pas la vôtre. Certains étalonneurs ayant un background 100 % numérique et plus autodidacte sur ces mêmes machines sont souvent beaucoup plus enclins à trouver des solutions sans cet appui technique des labos et des ingénieurs. Comme certains opérateurs n’ayant travaillé qu’en numérique ne rencontrent pas les mêmes questionnements quant au support numérique.

C. D. S. : Un environnement très contrôlé, comme l’imposait Kodak, serait sans doute plus simple à comprendre à de nombreux égards, plus agréable à travailler dans le sens que décrivent très bien Caroline Champetier et Martin Roux, mais nous avons aussi besoin d’environnements plus libres, plus rugueux, moins naturels.
J’ai l’impression que chaque opérateur aurait en fait besoin d’une palette couleurs tirée d’une cartographie mathématique de ses goûts picturaux, soit à partir des images qu’il a lui-même produites, soit de références qui lui plaisent.
Puis que cette palette soit remodifiée à chaque film. L’opérateur aurait ainsi "une patte" et chaque film son identité.
Vaste projet ! Je serai ravi d’en faire partie !

M. D. : Voici donc un aperçu de ce que ce dialogue autour de la couleur et de sa gestion a provoqué chez les membres de Shade. C’est en effet le cœur de notre métier et de nos problématiques, et évidemment cela ne nous laisse pas indifférents ! Le désir d’images et de recherche me semble intact et est chez nous plus fort que jamais.
Je finirais donc en disant que ce vaste sujet et surtout cette recherche passionnante mériterait que l’on puisse lui consacrer plus de temps, dans l’absolu, et surtout dans le cas particulier d’une œuvre évidemment ! C’est de cette façon que les images et un film peuvent être totalement aboutis.
Continuons donc à travailler ensemble en regardant dans la même direction pour pouvoir au mieux accompagner les films jusqu’à ce qu’ils puissent enfin retrouver leur public.

Propos échangés par courriel entre les cinq interlocutrices/interlocuteurs et remis en forme par Mathilde Delacroix.

En vignette de cet article, une image (recadrée) des essais caméra du film Murder Party (Kazak Productions ; réalisateur : Nicolas Pleskof ; DP : Gilles Porte, AFC ; étalonneuse : Mathilde Delacroix, Shade ; Color Scientist : Florine Bel).