Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2025

Seamus McGarvey, BSC, ISC, ASC, et Joe Wright reviennent sur le tournage de la série "M"

Rendre humain l’inhumain, par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°365

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Pour sa première série depuis vingt ans, le réalisateur britannique Joe Wright (Reviens-moi, Orgueil et préjugés, Anna Karénine) décide de se lancer dans une narration à la première personne de la conquête du pouvoir fasciste. S’éloignant volontairement de la reconstitution pure de l’envers du décor que constituait par exemple Les Heures sombres, son précédent biopic historique consacré à Sir Winston Churchill, la série "M" joue presque comme une sorte de show hypnotique et lancinant avec un Luca Marinelli au crâne dégarni apostrophant régulièrement la caméra (Prix d’interprétation à Lille). C’est le directeur de la photographie Seamus McGarvey, BSC, ISC, ASC, ami et collaborateur de longue date du cinéaste britannique, qui l’a accompagné une fois de plus sur cette série qui était en compétition internationale. (FR)

Inspirée du roman éponyme, la série M. Son of the Century raconte l’histoire d’un pays qui a cédé à la dictature et celle d’un homme qui a su renaître de ses cendres à maintes reprises : le Duce, Benito Mussolini. En huit épisodes, le réalisateur Joe Wright couvre la période allant de la création des Fasci Italiani en 1919 au tristement célèbre discours de Mussolini devant le parlement après l’assassinat du socialiste Giacomo Matteotti en 1925.

  • Joe Wright, réalisateur :

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce projet ?

Joe Wright : Sans doute parce que mon père, qui était né en 1906, a vu sa vie bouleversée par cette période. Moi-même, dans mon adolescence - étant engagé politiquement à gauche - je me souviens très bien attribuer l’adjectif fasciste à toute représentation de l’autorité, du professeur de ma classe à la police... Sans vraiment comprendre à l’époque ce que ce mot pouvait représenter.
Et nous voilà, depuis 2016 et la première élection de Trump, soudain confrontés de nouveau à ce terme qui ne fait depuis que prendre plus de place dans l’actualité. Donc ça me semblait vraiment important de me poser cette question - c’est quoi le fascisme au fond ? - et de proposer une définition à travers le film. À savoir celle d’une transposition politique de la toxicité masculine. Une réponse que j’ai trouvée intéressante, et qui m’a dirigé tout au long du projet, exactement comme le thème du doute l’avait fait avec Winston Churchill tout au long du film Les Heures sombres. Donc tout ça pour dire que la série "M" peut se découvrir comme un portrait historique de Mussolini, mais aussi une étude sur ce thème, en arrière-plan textuel. 

Joe Wright à la caméra et Seamus McGarvey à droite - Photo Andrea Pirrello
Joe Wright à la caméra et Seamus McGarvey à droite
Photo Andrea Pirrello


Ce qu’on retient en premier de la série, ce sont les adresses récurrentes de Mussolini à la caméra...

JW : C’est une chose dont on a vraiment beaucoup parlé en préparation... Mon idée de départ était de créer un lien direct entre le personnage de Mussolini et les spectateurs. Et je parle de tout le monde, pas simplement les plus vieux, ou les gens de gauche qui connaissent en général assez bien le fascisme... Mais aussi les jeunes pour qui ce mouvement n’est pas forcément très connu. J’avais envie de les laisser d’une certaine manière se faire séduire, qu’ils ressentent à un moment ou un autre de l’empathie pour Mussolini. Car je pense que c’est la meilleure manière pour qu’ensuite, quand vous retirez brusquement le tapis sous leurs pieds, les spectateurs se posent cette question de pourquoi ils ont été séduits... De réaliser soudain que leur distance critique l’espace d’un moment s’est évanouie...


Car Mussolini, à l’époque, a séduit bien au-delà de l’Italie... Par exemple quelqu’un comme Winston Churchill avant la guerre loue "le génie romain" du Duce. Beaucoup d’autres dirigeants de l’époque le considérant même comme le meilleur rempart à la menace communiste. Les communistes étaient considérés comme les méchants, et les fascistes en opposition classés providentiellement dans la catégorie des bons. Et c’est exactement ce qui se passe quand on tente de rendre encore plus démoniaque ce qui l’est déjà, ça décharge l’esprit de toute responsabilité. Regardez à l’époque les discours de George W. Bush à la télé au sujet des exactions commises dans la prison d’Abu Grahib. Il racontait alors que les détenus y incarnaient le mal absolu, au plus profond de leur âme. Une manière simple de dédouaner son administration, son armée et son peuple de tout dans cette sordide affaire de torture et d’exactions... C’est selon moi exactement l’inverse qu’il faut faire. Amener chacun à reconnaître nos propres mauvais côtés, notre part obscure... Cette part de Mussolini qui sommeille en chacun de nous. Parce qu’elle existe, c’est certain.

L’autre chose qui frappe, c’est cette vision au fond très gothique de l’Italie…

JW : Je ne trouvais pas que le noir et blanc soit vraiment adapté à ce projet. Mais il y avait bien un mot qui me revenait en tête au sujet de la direction artistique, c’était le mot "sale". Et comme j’ai toujours été un grand fan de Tu ne tueras point, de Kieslowski (1988), j’avais envie de retrouver cette sensation de saleté qu’ils avaient obtenue. En me renseignant sur ce que Slawomir Idziak, le directeur de la photo, avait utilisé à l’époque, j’ai appris que beaucoup de plans avaient été tournés à travers des filtres gris neutres fabriqués sur demande. Avec des formes et des motifs très variés. Et c’est plus ou moins ce qu’on a tenté d’imiter sur "M", en passant notre temps avec Seamus à filmer à travers des filtres noircis à la fumée de bougie. Ce procédé de prise de vues a rendu également l’image un peu plus monochromatique, mais sans pour autant aller vers le jaune, une couleur que je n’aime pas beaucoup. Cette saleté, combinée avec un style et des cadrages débullés inspirés du mouvement futuriste des années 1920, ou de L’Homme à la caméra, de Dziga Vertov, me plaisait bien pour donner cette sensation de malaise qui me semblait nécessaire sur le film. 

  • Seamus McGarvey, directeur de la photographie :

Joe Wright évoque cette volonté de créer un lien direct entre le spectateur et Mussolini...

Seamus McGarvey : Moi, j’ai pris ça vraiment comme un moyen de saisir le spectateur à la gorge. De le forcer d’une certaine manière à écouter la rhétorique mussolinienne. Qu’il ne puisse pas se cacher derrière la grammaire habituelle du cinéma, même de la faire exploser avec ce regard caméra. Et qu’on profite de la force de diffusion d’une série, qui par définition peut potentiellement toucher beaucoup plus de spectateurs pour faire passer ce message. D’ailleurs, il a été même un moment envisagé que ces harangues lancées directement aux spectateurs seraient en anglais, à la différence du reste de la série. Pour renforcer le côté universel... Mais cette décision aurait un peu fait sortir le projet d’Italie. Et je pense que dans le contexte politique actuel Joe et les producteurs ont écarté cette option pour que chaque Italien qui le souhaite puisse totalement s’approprier le film. Et paradoxalement, je dois vous dire que la présence des sous-titres a finalement un effet d’emphase parfaitement adapté à ce qu’on cherchait. Ça souligne encore plus la propagande fasciste... Prendre directement le spectateur à la gorge comme je vous le disais.

Seamus McGarvey - Photo Andrea Pirrello
Seamus McGarvey
Photo Andrea Pirrello


Mais un acteur qui parle directement la caméra, n’est-ce pas une forme habituellement utilisée par les comédies ?

SM : Oui, vous avez raison. Au début j’avais quelques sueurs froides à l’idée qu’on puisse penser à une série comme "The Office", de Ricky Gervais... Heureusement l’écriture du projet, vraiment superbe, et l’interprétation glaçante de Luca Marinelli donnent un tout autre ton à ces adresses. À la fois, il n’y a rien d’objectivement drôle dans cette série, même si certains personnages, idiots savants qui entourent notre protagoniste, peuvent parfois jouer sur des codes humoristiques. Et c’est souvent le cas dans des personnages despotiques arrivent au pouvoir. Ils sont à chaque fois entourés par une troupe de gens vraiment ridicules, qui servent parfois de faire-valoir au dictateur. C’est un des secrets sans doute de l’autoritarisme pour faire promettre monts et merveilles au peuple, et leur mentir de matières éhontée...
Pour chacun de ces plans où Mussolini parle au spectateur, on a décidé avec Joe Wright d’utiliser à chaque fois le même objectif pour donner à ces moments une texture différente du reste du film. En l’occurrence le 50 mm Canon RF 0,95 Dreamlens qui était un objectif à l’origine mis au point pour les boîtiers télémétriques de la marque japonaise dans les années 1970. En l’utilisant à pleine ouverture, le rendu est vraiment unique, avec très peu de profondeur de champ, qui rompt avec le reste de la narration. Ainsi, quand Luca parle à la caméra, le point est vraiment sur ses yeux et pas ailleurs ! Tout le reste part dans son espèce de flou très particulier.

Joe parle aussi du noir de fumée de bougie...

SM : Oui, ça c’est encore une autre décision qu’on a décidé de prendre sur le plateau. Tourner à travers des filtres noircis à la fumée de bougie, ça m’a permis de plan à plan de créer des vignettages sur les bords de l’image, selon le cadre, de manière assez irrégulière et finalement très analogique. C’est très différent, par exemple, de créer ce genre d’effets à l’étalonnage numérique, mais aussi plus risqué car on ne peut plus trop revenir en arrière par la suite. L’autre grande différence, c’est qu’en plus d’assombrir et de teinter certaines zones de l’image, ça diffuse aussi légèrement la lumière... Une chose dont on s’est aperçu lors des tests, c’est que cela n’est finalement pas si facile que ça à recréer en postproduction. À la fin, je me rends compte que l’image de cette série est un petit peu comme teintée par la nicotine d’une cigarette qu’on trouve au bord d’un cendrier !

Photo Andrea Pirrello


De combien de jours avez-vous pu bénéficier pour tourner cette série ?

SM : Comme sur toutes les séries, le temps reste compté. Car le budget en rapport à la minute produite n’est pas du tout le même qu’en long métrage. Heureusement Joe travaille de manière très précise, avec beaucoup de préparation et une liste de plans. Un dépouillement qui peut toujours un peu varier mais qui reste à l’échelle de chaque scène un solide élément pour l’équipe. En même temps, le scénario comportait tellement de dialogues qu’on ne pouvait pas se permettre de trop multiplier les prises ou la couverture. On travaillait avec une équipe assez resserrée, bâtie autour de nos collaborateurs habituels. Je pense notamment à Peter Robertson, notre cadreur avec qui on a dû faire déjà six ou sept films. C’était finalement très agréable de travailler vite, dans ce contexte de tournage extrêmement long (20 jours par épisode, soit 160 jours de tournage) – pour être exact le plus long qu’on ait jamais fait tous ensemble.
Pour ces mêmes raisons de rapidité travail sur le plateau, par rapport aux longs dialogues et les contingences de rechargement qu’aurait imposé un tournage pellicule, on a tout de suite décidé de choisir le numérique. Alors pour retrouver plus d’authenticité, spécialement pour les séquences qui ressemblent à des images d’archives en noir et blanc, j’ai décidé de faire appel à une technique mixte entre le numérique et l’argentique. Tous ces plans, bien qu’étant tournés avec la même caméra numérique que le reste du film (l’Arri Alexa 35) ont été par la suite traités en Angleterre par une équipe qui s’est chargée de les kinescoper en noir et blanc avec une simple caméra 16 mm installée plein cadre sur un moniteur diffusant nos rushes. Développant ensuite eux-mêmes les petites bobines résultantes de cette opération dans une simple baignoire, avec toutes les imperfections, rayures et salissures possibles qu’on peut rencontrer dans ces conditions. Repassées ensuite au scan, on a récupéré des images qui soudain semblaient vraiment d’époque, là encore sans avoir à passer par les outils spéciaux d’étalonnage.

Photo Andrea Pirrello


Et en termes d’éclairage ?

SM : Comme je le disais, Joe prépare énormément chaque film avec des dossiers artistiques, des recherches visuelles et il m’envoie beaucoup de documents à ce sujet. Sur "M", je me souviens surtout de croquis, de dessins au crayon d’artistes des années 1920. Des choses très dépouillées, très graphiques. On a évoqué aussi le cinéma de cette même période, comme celui de Dziga Vertov, influencé par le mouvement Futuriste, justement né en Italie au début du siècle. C’est dans cet esprit de lumière très contrastée, avec des rayons marqués, que j’ai souvent travaillé. En utilisant pourquoi pas de la fumée, comme sur cet extérieur nuit dans l’épisode 1 quand Mussolini quitte Cesarino dans la rue en lui annonçant qui va faire « la guerre au monde ». J’aime bien ce genre de situation, où vous travaillez presque les personnages en silhouettes, et en éclairant quasiment que la fumée derrière eux, sans presque s’occuper du sujet. C’est là aussi, où pouvoir travailler avec une caméra extrêmement sensible comme l’Alexa 35, est un vrai plaisir. Je peux alors me contenter d’une grande boîte à lumière équipée de SkyPanels S60 comme source principale, très facilement contrôlable via une console, et avec laquelle vous pouvez immédiatement ajuster avec beaucoup de précision la couleur exacte que vous souhaitez.


Qu’avez-vous appris sur cette série, vous qui vivez maintenant en Italie...

SM : Oui, je réside en Toscane depuis quelques années... Mais ma maîtrise de l’italien n’est pas encore parfaite ! Et je dois dire que le fait de me retrouver sur une série italienne m’a fait voir les choses autrement. Tout d’un coup, vous ne comprenez pas tout des dialogues, et vous rentrez dans l’approche visuelle du film de manière différente. C’est l’occasion peut-être de vous libérer de vos habitudes, de vos idées préconçues, et de vous focaliser de manière assez inédite sur ce qui se passe devant la caméra. Paradoxalement, en tant que directeur de la photographie, votre vision se focalise plus sur la chorégraphie, et sur le sens inné de l’image - sans même intégrer ce que les mots peuvent y rajouter. Je pense que cette situation m’a fait un peu dériver vers une image plus expérimentale, et à la fin plus audacieuse que sur les autres films que j’ai pu faire. Et de ce point de vue c’était une très bonne expérience.

Vous évoquiez lors d’une précédente discussion le recours à l’intelligence artificielle pour une séquence...

SM : Il y a effectivement dans la série une séquence assez brève d’orgie pour laquelle Joe souhaitait avoir une sorte de mouvement en top shot sur 300 personnes nues qui s’accouplent. Vu la complexité de ce plan, Sophie Muller, la réalisatrice de seconde équipe, nous a proposé de générer quelque chose via un moteur en text to video. En rentrant dans les prompts des mots-clés tels que « orgie, 1920, noir et blanc, mouvement de caméra depuis le plafond de gauche à droite.. » A ma grande surprise, le plan généré par l’intelligence artificielle était plutôt convaincant, en tout cas suffisamment pour finalement faire partie du montage final de la série. Mais ce qui a vraiment été troublant pour moi, c’est qu’un grand nombre d’éléments graphiques du plan semblaient avoir été exactement inspirés d’un vidéoclip en noir et blanc que j’avais moi-même tourné pour les Pet Shop Boys il y a une vingtaine d’années. Le titre du morceau c’est "You only tell me you love me when you’re drunk", et quand on compare les deux, on ne peut que constater les similitudes, notamment cette manière dont les corps se mélangent au gré du mouvement. J’avoue que j’ai déjà pas mal utilisé les images issues de l’IA notamment préparation sur quelques projets, mais c’est la première fois où je me retrouve directement confronté à cette espèce de vol d’image direct à la première personne !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)