Sébastien Goepfert nous parle du tournage du film de Leyla Bouzid, "Une histoire d’amour et de désir"

Sorti du département image de La Fémis en 2011, Sébastien Goepfert fait ses armes comme chef opérateur sur des courts métrages d’étudiants de son école. Il éclaire les premiers longs métrages de Leyla Bouzid, A peine j’ouvre les yeux, et de Hubert Charuel, Petit paysan, l’un et l’autre issus de la même promotion. Pour cette deuxième collaboration avec la réalisatrice, Sébastien Goepfert explore la possible transcription visuelle de la sensualité. Une histoire d’amour et de désir clôture la 60e édition de la Semaine de la Critique. (BB)

Sur les bancs de la fac, Ahmed, d’origine algérienne, va découvrir un corpus de littérature arabe sensuelle et érotique dont il ne soupçonnait pas l’existence. Il rencontre Farah, une jeune Tunisienne pleine d’énergie fraîchement débarquée à Paris. Ahmed tombe très amoureux d’elle et bien que littéralement submergé par le désir, il va tenter d’y résister.
Avec Sami Outalbali, Zbeida Belhadjamor

Comment filmer le désir ?

Sébastien Goepfert : C’est une question qui était au cœur du travail sur ce film. Nous avons tenté d’y répondre de diverses manières. Transcrire le désir passe notamment par la captation du morcellement des corps, de la caresse, de la main, du genou, donner la sensation d’effleurer, de toucher ; évidemment le gros plan s’impose…


La puissance de la direction du regard.

SG : Pour que la sensualité soit palpable pour le spectateur, il fallait que ces détails soient perçus par un regard, la caméra devait rendre ce regard sensible, sans qu’il soit voyeuriste. Son placement, sa hauteur, suggèrent le regard subjectif, sans le surligner. Avec Leyla, nous voulions être dans le regard d’Ahmed, dans son intériorité, transcrire sa tension intérieure entre son grand désir pour cette fille et son immense blocage.


Les références pour la narration et l’univers visuel.

SG : Progressivement, du regard d’Ahmed, on glisse vers ses "visions intérieures". Leyla voulait amener quelque chose de l’ordre du fantasme, de la rêverie. On a beaucoup pensé à Carax, en particulier à Mauvais sang pour l’image poétique qui transperce ce film.
Une autre référence nous a accompagnée, ce sont les photographies de Nan Goldin pour le rapport aux corps, le travail sur la lumière naturelle, le soleil très fort qui vient éclairer les peaux. Je m’en suis inspiré pour la scène finale.
Nous avons également fait des recherches iconographiques autour de visuels qui allient à la fois érotisme et poésie. Nous souhaitions parvenir à faire sentir la sensualité que peuvent susciter des mots, un texte, la littérature.

Photo Clément Raphin


Un découpage sans cesse en mouvement.

SG : La ligne directrice du découpage était des plans posés ou en travelling pour filmer le quotidien d’Ahmed (c’est-à-dire dans son quartier, avec ses amis et sa famille) et de passer à l’épaule (même légère) dès qu’on filmait le couple et rendre ainsi la fébrilité d’Ahmed. Cela procurait une respiration au personnage qui perd ses repères face à Farah, et permettait de sentir de manière organique ses moments de fragilité.

Leyla et la productrice, Sandra da Foncesca, ont réussi à planifier le tournage sur quarante jours. Avant chaque séquence, et malgré un découpage précis, nous tenions à faire une mise en place sur le décor avec les comédiens et ainsi toujours interroger la manière de filmer. Leyla voulait chercher la scène et pouvoir remettre en question la mise en scène avec ses comédiens sur le plateau. C’était très fructueux de pouvoir avoir ce dialogue et, progressivement, nous avons vu le style du film s’affirmer. Par exemple, il nous est souvent arrivé de fusionner plusieurs plans en un plan-séquence plus ample. Leyla avait cette confiance de toujours pousser pour que le plan se déploie.

Choisir des optiques pour accompagner la sensualité des images.

SG : Une image pas trop dure, pas trop piquée, avec de la texture, s’imposait pour filmer la sensualité des corps. Je savais qu’il nous fallait des optiques pas trop modernes.
Nous étions chez Panavision et on a essayé des Cooke S3, S4, des Primo vintage, des Primo Classic ; puis on a choisi les Cooke S3 pour leur douceur, en contraste et en piqué, et leurs imperfections qui ont leur charme. Mais nous voulions aussi pouvoir faire des zooms pendant les mouvements caméra et notre choix s’est porté sur les Angénieux Optimo 30-80 et 24-290 mm. Cette alliance zoom-travelling permet de faire ressentir quelque chose d’un mouvement interne, d’être dans une approche plus mentale de l’intériorité du personnage.

Photo Clément Raphin


La douceur des Cooke étant suffisante, je n’ai pas du tout filtré. J’ai choisi l’Alexa Mini, une caméra que je connais bien, et dont le "bruit" est agréable, même poussée à 1 600 ISO. Pour matcher le zoom avec les optiques fixes, j’ai cassé un peu la définition de l’image pour rester plus "softé", en ajoutant un peu de grain film en postproduction.

Quand les décors accompagnent le trouble amoureux.

SG : Dans cette recherche de sensualité dans l’image, nous avons choisi de filmer les visages ou les corps à travers des vitres, mais c’était aussi une manière de transcrire le trouble intérieur d’Ahmed. Les reflets dans les décors, les miroirs, la matière de la vitre en premier plan sous la douche, sont là pour donner envie de découvrir le corps d’Ahmed de manière picturale et sensorielle.

Mais c’est aussi le choix du format qui escorte la narration.

SG : Ahmed est coupé en deux : il n’a pas bénéficié de la transmission de la culture arabe que son père n’a pas voulu ou pas pu lui donner. Il découvre cette culture si riche grâce à la littérature, ce qui le place dans un conflit avec l’environnement dans lequel il a grandi – la banlieue et le formatage à la rébellion quand on est issu de parents immigrés. C’est une posture très paradoxale, complexe pour beaucoup de jeunes. Nous voulions qu’à l’image, on ressente ce paradoxe en faisant exister différents plans dans le cadre. Le choix du Scope participe à cette volonté de faire exister des cadres dans le cadre.
Par exemple, pour la cuisine dans laquelle on ne rentre jamais, la partie gauche est un miroir qui reflète la cuisine et à droite la porte d’entrée de la cuisine. Un peu plus à droite, le reflet de la mère quand elle arrive. C’est souvent grâce au Scope qu’on est allé vers un plan-séquence et c’est aussi un format plus intéressant pour filmer deux visages.

Photo Pierre Monneret


Une lumière douce, naturaliste, enveloppante.

SG : J’ai beaucoup travaillé en réflexion, avec de grandes sources à l’extérieur qui tapent sur des casquettes de toile en déport puis se rediffusent sur les fenêtres. Pour les gros plans, nous avons rediffusé avec des cadres de diffusion proches des acteurs pour avoir une lumière enveloppante, avec des ombres très douces.
Il y a eu également une volonté de traiter différemment l’espace d’Ahmed et l’espace de Farah. Ahmed, dans des lumières plus froides pour son caractère réservé, introverti, et Farah, personnage plus rayonnant, plus solaire, dans des couleurs plus chaudes. C’était une direction artistique également pour les décors, les costumes, guidé par les peintures d’Egon Schiele et ses couleurs dans les bruns, les beiges contrebalancés par des bleus ou des rouges très forts.

Les projecteurs pour les scènes de nuit en plein centre de Paris…

SG : Oui, ce n’est pas toujours simple quand on tourne sur les quais ou sur l’île de la Cité. Je voulais renforcer ce qui était existant, tout en apportant une certaine beauté dans l’image. J’ai utilisé surtout des SkyPanel placés assez loin, un 2,5 kW HMI et quelques PAR pour éclairer les fonds, faire des taches de lumière. Sur les quais, j’ai gardé les effets des lampadaires que je renforçais avec un SkyPanel, en raccordant en couleur. Avec mon chef électro, Erick Meurice, nous avons apprécié une autre source LED, un Q8 de chez ACC&LED, avec une lentille Fresnel que l’on peut "spoter" très fort. Même si c’est juste un 300 W, je pouvais le mettre loin, très "spoté" à contre-jour pour pouvoir éclairer tout le bord de Seine.

Photo Clément Raphin


Une séquence particulière, entre réel et imaginaire.  

SG : Lorsqu’Ahmed accède au toit de la petite chambre de Farah, au milieu de la nuit, il fallait trouver la manière d’éclairer cette scène en gardant perceptible les toits de Paris. Je n’avais pas les moyens d’éclairer toute la profondeur. Nous avons donc décidé de tourner la scène au crépuscule et de densifier l’image par la suite à l’étalonnage. Mais finalement, l’image tirée plus claire du rush procurait une sensation d’irréel très particulier. Avec Leyla et Laurent Navarri, l’étalonneur, nous avons beaucoup discuté de la sensation de surprise ressentie à la découverte de ce plan quand on regarde le film et décidé de sauvegarder l’effet d’irréel ressenti comme un moment suspendu, presque magique.

Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC