Entretien avec le directeur de la photographie Simon Beaufils à propos d’"Un couteau dans le cœur", de Yann Gonzalez


Le réalisateur Yann Gonzalez concourrait pour la Caméra d’or à Cannes en 2013 avec Les Rencontres d’après-minuit. Son film Un couteau dans le cœur est en Compétition officielle de ce 71e Festival, événement assez rare pour un deuxième long métrage. Simon Beaufils, son fidèle directeur de la photographie, a travaillé récemment avec Julia Kowalski pour Crache cœur, Justine Triet pour Victoria et Christophe Regin pour La Surface de réparation. Il témoigne ici de l’engagement cinématographique de ce jeune réalisateur qu’il aime accompagner dans son grand plaisir de cinéma. (BB)

Paris, été 1979. Anne est productrice de pornos gays au rabais. Lorsque Loïs, sa monteuse et compagne, la quitte, elle tente de la reconquérir en tournant un film plus ambitieux avec son complice de toujours, le flamboyant Archibald. Mais un de leurs acteurs est retrouvé sauvagement assassiné et Anne est entraînée dans une enquête étrange qui va bouleverser sa vie.
Avec Vanessa Paradis, Kate Moran, Nicolas Maury

Un couteau dans le cœur est un vrai film de genre, un thriller ?, un giallo ?
Un couteau dans le cœur est un mélange de "cinéma policier, d’horreur et d’érotisme" pour reprendre la définition du "giallo" dont Mario Bava et Dario Argento sont les spécialistes... Mais c’est aussi poétique dans les situations, les dialogues, comme dans son premier long métrage, ou très drôle grâce à certains personnages, à cette enquête un peu à la Scoubidou... Finalement, c’est un mélange de genres pour un seul but : créer de l’émotion. Et la structure narrative du "giallo" (ou du film de genre de manière générale), plus classique mais aussi plus solide, offre une formidable liberté de ton, de couleur, de musique...

Vanessa Paradis
Vanessa Paradis

Le plaisir du cinéma, la force des propositions
Avec Yann, nous avons une façon d’entrer en surenchère de manière assez réjouissante. Il a une idée, je fais une proposition, il en fait une autre et ainsi de suite... Je crois que chaque plan de ce film nous a amusé au tournage, pas une journée sans un défi technique, la pluie, la nuit américaine, les plans-séquences, les surimpressions, du noir-et-blanc, de l’inversible, des animaux !
C’est un réalisateur qui est dans le plaisir du plan, de la mise en scène, et qui a une vision très précise de son film. Il veut tout faire au tournage, pas en postproduction... A l’étalonnage, par exemple, chaque masque doit être négocié !
Nous faisons des choix esthétiques, au moment du tournage, sur lesquels on ne peut pas revenir. C’est tout le plaisir du "sans filet". En tout cas j’espère que notre amusement au tournage se ressent dans le film !

Vanessa Paradis et Kate Moran
Vanessa Paradis et Kate Moran

Des choix artistiques très tranchés, du grain, des flares, des couleurs
Yann a toujours tourné en 35 mm. Pour la première fois, nous avons tourné au format 2,40, avec du 35 mm deux perfs donc l’image a du grain, de la matière. J’ai utilisé de vieilles optiques Panavision Super Speed dont j’adore les défauts, le manque de définition à pleine ouverture, les flares difficilement prévisibles, un peu d’aléatoire en fait !
On avait très envie de proposer des images très hautes en couleur pour ce film qui ne se voulait surtout pas naturaliste, ou en tout cas pas de ce naturalisme habituel, car en fait, dans la "vraie" vie, les couleurs saturées, les situations ultra-sombres ou les rayons de soleil marqués existent ! Si on sentait qu’une scène devait être entièrement bleue ou rouge, on y allait sans trop se poser de questions de crédibilité... Je crois que le spectateur en a tellement vu au cinéma qu’il faut vraiment exagérer pour le sortir du film !

Vanessa Paradis et Nicolas Maury
Vanessa Paradis et Nicolas Maury

Dans une séquence de film porno, par exemple, une roue de couleur tourne et éclaire la scène en jaune, en rouge, en bleu, etc. Une autre scène de voiture, censée rouler de nuit à la campagne, est tournée en studio et éclairée avec un stroboscope, un tube néon bleu-vert sur un chariot de travelling, des PARs rouges et bleus qu’on faisait tourner...
Pour les extérieurs nuit, nous ne voulions pas de sodium mais du bleu-vert, ce qui compliquait les repérages à Paris. Il y a donc des lieux que nous avons entièrement ré-éclairés avec des bacs mercure, ou des tubes néons vraiment pas équilibrés, très froids et verts.

Un mélange de supports – mais tout en argentique – et une postproduction internationale
Les films pornos qui font partie de l’histoire sont tournés en 16 mm, les premiers en inversible pour son rendu inimitable, puis en négatif, car il y a une envie de faire des films plus ambitieux dans l’histoire. L’inversible est monté directement sur la vieille table de montage Atlas, ce qui a occasionné quelques angoisses... L’inversible, c’est comme un négatif, s’il est abîmé, il faut tout refaire... Il y a aussi du 16 mm noir-et-blanc pour les flashes-back.
Pour traiter ces différents supports, il y a eu des interventions de plusieurs laboratoires. Hiventy pour le développement 35 mm et le scan. Le 16 mm noir-et-blanc n’est plus traité en France, c’est donc un labo en Allemagne qui s’en est occupé. Nous avons étalonné au Mexique car il y a une coproduction mexicaine, en faisant en partie l’étalonnage en remote, en synchronisant les machines depuis les deux pays... pour toutes ces étapes, depuis les premiers essais, le calibrage des scans, les rushes et l’étalonnage, j’ai travaillé avec Jérôme Bréchet, de chez Mopart.

Le 35 mm idéalisé ?
Pendant la préparation d’Un couteau dans le cœur, j’étalonnais un autre film. Le matin, je voyais les essais tournés en 35 mm et l’après-midi des images tournées en numérique. Tout allait bien en numérique mais je me suis rendu compte qu’il y avait un petit combat à mener pour retrouver de la matière dans les peaux. On a oublié à quel point le 35 mm est riche pour les visages, combien la cinégénie est différente et combien la présence sur l’écran est plus sensible... Alors ce passage au numérique, qui s’est fait comme ça, un peu à notre insu... J’ai la sensation que l’on s’est fait un peu avoir ! Je me dis souvent que j’idéalise la pellicule mais à chaque fois que je tourne avec je réalise que non !
Et puis, en pellicule, tout est plus léger, plus facile, on peut se fier à l’œil pour les contrastes, la température de couleur. La concentration sur le plateau est plus intense. On parle de coût supplémentaire pour l’argentique (oui, je sais c’est un peu plus cher...) mais personne ne parle du coût des disques durs !

Vanessa Paradis et Simon Beaufils
Vanessa Paradis et Simon Beaufils

Quand un réalisateur monte tous les plans tournés...
Yann prépare le découpage mais on en parle tout au long de la préparation qui s’étale sur plusieurs versions du scénario et que je suis incapable de quantifier en temps... Puis nous l’adaptons en fonction du lieu. Il visualise son film et c’est très agréable de faire des plans en sachant qu’ils seront montés ! Pour les comédiens c’est très agréable aussi.

... et un chef opérateur a peur que la lumière se voit
C’est vrai que c’est ma crainte... Je me fais plaisir sur les tournages mais pas pour que la lumière se remarque. C’est pour le plaisir de la mise en scène. La lumière et le cadre m’intéressent dans l’interaction avec la mise en scène et les comédiens, pas comme une fin en soi !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Bande annonce d’Un couteau dans le cœur