Entretien in extenso avec Stéphane Fontaine, AFC, à propos de "De rouille et d’os" de Jacques Audiard

Nous publions ci-dessous l’entretien in extenso accordé à Benjamin B. par Stéphane Fontaine à propos de son travail sur De rouille et d’os, de Jacques Audiard, et paru sur le site dans une version écourtée à l’occasion de la sélection du film en compétition officielle au 65e Festival de Cannes.

Stéphane Fontaine a commencé comme assistant d’Eric Gautier. Stéphane a ensuite fait la photo d’une vingtaine de longs métrages, et a travaillé notamment avec les réalisateurs Philippe Grandrieux, Agnès Jaoui, Nicole Garcia, Barry Levinson, Paul Haggis et Mia Hansen-Love.
Stéphane a reçu le César de la meilleure photo pour les deux films qu’il a photographié pour Jacques Audiard :
De battre mon cœur s’est arrêté et Un prophète, qui a obtenu le Grand Prix du Jury à Cannes il y a trois ans.
De rouille et d’os est sa troisième collaboration avec le réalisateur. Le film a été présenté au Festival de Cannes en compétition officielle, sans recevoir de prix. Néanmoins De rouille et d’os est un franc succès auprès des critiques et du public, avec presque un million de spectateurs après deux semaines d’exploitation. (B. B.)

Le dossier de presse résume De rouille et d’os ainsi :
Ça commence dans le Nord. 
Ali se retrouve avec Sam, 5 ans, sur les bras. C’est son fils, il le connaît à peine. Sans domicile, sans argent et sans amis, Ali trouve refuge chez sa sœur à Antibes. Là-bas, c’est tout de suite mieux, elle les héberge dans le garage de son pavillon, elle s’occupe du petit et il fait beau. 
A la suite d’une bagarre dans une boîte de nuit, son destin croise celui de Stéphanie. Il la ramène chez elle et lui laisse son téléphone.
Il est pauvre ; elle est belle et pleine d’assurance. C’est une princesse. Tout les oppose.
Stéphanie est dresseuse d’orques au Marineland. Il faudra que le spectacle tourne au drame pour qu’un coup de téléphone dans la nuit les réunisse à nouveau. 
Quand Ali la retrouve, la princesse est tassée dans un fauteuil roulant : elle a perdu ses jambes et pas mal d’illusions.
Il va l’aider simplement, sans compassion, sans pitié. Elle va revivre.


Stéphane Fontaine, en amorce, Matthias Schoenaerts et, à droite, Jacques Audiard - Photo Roger Arpajou / Why Not Productions
Stéphane Fontaine, en amorce, Matthias Schoenaerts et, à droite, Jacques Audiard
Photo Roger Arpajou / Why Not Productions

Un mélodrame moderne
Que raconte le film ?
Stéphane Fontaine : Pour schématiser, c’est la Belle et la Bête, avec une princesse déchue et une Bête qui s’ignore. Ni déprimant ni misérabiliste, plutôt mélo trash.
Ce n’est pas un film spectaculaire. Bien sûr elle n’a pas de jambes et lui se bat à mains nues. Mais le film se situe ailleurs : c’est avant tout une histoire d’amour. Il commence là où d’autres pourraient s’arrêter. En allant vite : ils se rencontrent, couchent ensemble et après… leur histoire reste à construire.

Le film raconte aussi la sortie des ténèbres du personnage de Marion Cotillard après son amputation. C’est très touchant, un vrai mélodrame.
SF : Absolument, mais ce n’est pas une montée vers un point culminant, il y a plutôt beaucoup de moments qui sont très émouvants, comme des vagues.

Qu’avez-vous décidé, avec Jacques Audiard, pour la forme du film ?
SF : On a voulu un film de contrastes. Quand je dis ça, ça ne veut pas dire qu’une scène sera contrastée, ça veut dire que le rapport entre deux scènes doit être contrasté. Si une scène est chaude, la suivante doit être froide, mais en affirmant vraiment chaque parti pris : ce n’est pas du tout subtil. Quand c’est sombre, c’est vraiment sombre. Et juste après ça doit être très lumineux, éblouissant.
On reste dans le naturalisme, mais c’est une forme assez affirmée du naturalisme, très volontairement marquée. On n’essaye pas non plus de gommer les accidents, comme les mauvais raccords.

C’est vrai que les images sont marquées, et très variées.
SF : Le film va dans tous les sens. Il y a une espèce de mouvement constant. Ce sont des gens qui sont en morceaux et qui vont se reconstruire, et l’image accompagne ces mouvements. On va chercher des morceaux ici et là, des éléments un peu disparates qui finissent par former une espèce de personnage couturé.

Ce contraste d’images fortes est peut-être lié au mélodrame ?
SF : Ce serait peut-être une forme moderne du mélodrame. On est loin Douglas Sirk et de Written in the Wind. C’est un drame réaliste.

Il y a un aspect social dans l’histoire de ce couple.
SF : Oui, mais sans déterminisme social. Ce n’est pas parce que tu es en bas de l’échelle sociale que tu es destiné au malheur.

Epic 5K en 5:1
C’est ton premier long métrage en numérique, et la première fois pour Jacques aussi. Pourquoi le choix du numérique ?
SF : Je pense que le numérique est venu par curiosité. Avoir beaucoup d’effets visuels semblait également une bonne raison de simplifier la chaîne en faisant du tout numérique. Donc j’ai fait beaucoup d’essais pour comparer l’Epic, l’Alexa, le Canon 5D, 7D et la Kodak 5219 et 5213. J’étais vraiment très content de l’Epic.

Pourquoi as-tu choisi la Red Epic ?
SF : Il y a beaucoup à dire entre l’Epic et l’Alexa. J’ai l’impression qu’il y a plus de détails avec l’Epic – quelques fois trop d’ailleurs, et surtout des flous beaucoup plus ronds. En plus il y a la compacité et la légèreté formidables de cette caméra : je ne voulais pas tourner à l’épaule avec le poids d’une Alexa et l’encombrement d’un Codex.
Ce qui a joué aussi en faveur de l’Epic, c’est la capacité avec le même corps caméra de passer de 24 images/secondes à 300. C’est un avantage considérable. On se dit : « Tiens tournons ça à 300 images seconde ». Et voilà ! En 10 secondes, tu passes à 300. C’est d’une grande simplicité en termes de production.

L’Epic te donne un choix de définitions et de taux de compression.
SF : Oui. Nous avons tourné en 5K, en découpant un cadre 2,40:1 à l’intérieur de l’image 2:1, comme le Super 35. On a vraiment essayé les différents taux de compression avec le 5K, et mon œil ne faisait pas la différence entre une compression 3:1 et 5:1. On commençait à sentir un peu une différence à partir du 6:1…

Vous avez donc tourné du 5K avec une compression 5:1.
SF : Oui, sauf les plans ralentis à 300 images qui sont en 2K, avec je pense du 6:1, avec une texture intéressante qui rappelle celle de la Red MX.
Je dois ajouter que quelques défauts ne me gênent pas, et non seulement ils ne me gênent pas, mais dans le cadre de ce film il fallait qu’il y en ait. Une image sans défaut apparaissait irrespirable.

Profondeur réduite du 5K
Il y a beaucoup de moments avec une profondeur de champ réduite dans le film. Par exemple les plans avec Marion Cotillard convalescente dans son lit.
SF : Là c’est un choix de mise en scène qui est renforcé par l’Epic en 5K. En 5K ton capteur est très grand. C’est un moyen format, plus grand que le 35 mm, sans être du 65 mm.

Donc il faut utiliser des focales plus longues pour obtenir le même angle de vue qu’en 35 mm ?
SF : Oui. A cause de la taille du capteur, il faut un 40 mm avec l’Epic pour obtenir la même chose qu’un 32 mm avec une camera 35.

Le choix du 5K n’était pas seulement un choix de définition, mais aussi de focale et de profondeur ?
SF : Oui, quand tu es à T4 dans cette configuration, c’est comme si tu étais à 2,5 ou 2,8 de diaph en 35. Donc tu as quand même beaucoup moins de profondeur de champs. Le travail du premier assistant est encore plus ardu.

Le point est formidable dans le film.
SF : C’est impressionnant. Il faut remercier Matthieu Le Bothlan, qui faisait déjà le point sur Un Prophète.

Avec quels objectifs avez-vous tourné ?
SF : J’ai tourné avec des Cooke S4, et des zooms Angénieux 28-76 et 24-290 mm. J’ai beaucoup utilisé les zooms. Une des différences avec les films précédents avec Jacques, c’est qu’on a beaucoup de longues focales.

Importance d’une image non finie
Comment as-tu travaillé avec l’Epic ?
SF : En utilisant l’Epic à 800 ISO, j’ai travaillé avec ma cellule, comme avec de la pellicule. Et donc, je suis allé très, très vite. Quand tu travailles en studio et que tu as du temps, tu peux travailler avec l’oscilloscope, avec un village vidéo, des moniteurs calibrés, etc. Quand tu es sur un plateau où il faut décider au dernier moment, et quelquefois tourner sans répétition – ce qui arrive souvent avec Jacques – avec en plus une caméra à l’épaule, tu prends une mesure et voilà, tu y vas.

Quelle image regardiez-vous sur le plateau ?
SF : On utilisait la Red Gamma 2 pour l’image du moniteur. C’est une espèce de LUT d’affichage avec un noir renforcé, mais ça reste très doux.

Tu n’avais pas de LUTs ou de looks pré-établis ?
SF : Non, ce serait absurde. La démarche qui consiste à vouloir voir le film fini sur le plateau est la pire qui soit, comme si le film était verrouillé. Au moment du tournage, je ne sais pas à quoi le film va ressembler. J’ai des pistes, des envies, mais je veux aussi pouvoir être surpris. C’est au moment du montage que tu peux vérifier si la somme des décisions prises forme un ensemble cohérent et si possible harmonieux.
Avoir sur le plateau une image plutôt sans intérêt, pour moi c’est très bien, c’est même un atout. Sur le moniteur j’ai l’impression de voir comme…

… Comme une visée vidéo ?
SF : Voilà. Et ça c’est un truc vraiment intéressant. Au milieu des années 1980, on a eu la visée vidéo et l’on s’est habitué peu à peu à avoir une meilleure qualité, tout en filmant quand même un dépoli ; ça restait un outil.
Je ne comprends pas pourquoi, mais il y a une espèce d’hystérie qui est arrivée, et là, du jour au lendemain, on voudrait voir pas seulement un témoin du cadre mais l’image finie. Ce n’est pas sans rappeler les applications pour Smartphones dédiées à la photographie qui intègrent au moment de la prise de vues un effet très fort de postproduction. C’est charmant sur le coup, et on devient tous des photographes épatants. Tu as une espèce d’image verrouillée dont tu ne pourras plus rien : elle est telle qu’elle a été calculée par l’application.

C’est la caméra intelligente ?
SF : Et verrouillée. Chaque film est un cas particulier et j’ai eu la sensation que l’Epic était une caméra orientée postproduction.
J’ai travaillé en publicité avec une Alexa en ProRes. Tu allumes l’Alexa et un moniteur, et tout le monde s’émerveille. Tu as déjà l’impression de regarder la télé. Il y a une espèce de facilité, d’évidence comme ça, où, sans rien faire, il y a déjà un résultat qui est satisfaisant. Tu allumes, et tu as déjà une image qui n’est pas honteuse.

Une image presque finie ?
SF : C’est ça qui m’inquiète. Evidemment, tu peux travailler différemment, tu peux aussi tourner avec l’Alexa en Arriraw, avec un D.I.T.
Autre configuration, autre film.

Métadonnée, rushes, latitude
Je sais que tu es assez pointu sur les températures de couleur.
SF : Je suis même un peu pénible pour ça. (Rires)

Est-ce que tu fixais quand même la température de couleur de l’Epic sur le tournage ?
SF : Oui, pour donner une intention aux rushes. Evidemment, comme ce n’est qu’une métadonnée, ça ne change pas l’image. On pourrait même se passer entièrement des métadonnées. Mais je l’ai fait quand même, pour que les rushes ressemblent à quelque chose, et que le montage ne se retrouve pas avec des intentions sans queue ni tête.

Comment faisiez-vous pour les rushes ?
SF : L’équipe image était composée de trois assistants, le troisième transférant chaque carte sur des disques externes. On fabriquait deux disques, l’un pour le labo, Digimage, et l’autre qui restait sur le plateau. C’est un travail long et fastidieux. Ensuite Digimage renvoyait des DVD pour Jacques et la production, et des fichiers DNX pour le monteur et pour moi, sur des disques navettes.

As-tu utilisé la fonction HDR pour augmenter la latitude ?
SF : Je trouve que la latitude native est largement suffisante.

As-tu mesuré la latitude de l’Epic ?
SF : Je sais que c’est mon métier mais, honnêtement, ça ne m’intéresse pas de la quantifier. Je vois une scène et mon instinct me souffle que ça devrait aller.
Il y a quelques années, on avait fait des essais pour Un prophète avec la Red One. Et dans un ciel un peu blanc avec des nuages un peu clairs on ne voyait pas de différence, il y avait une espèce d’à-plat blanc.
Avec l’Epic, je ne me suis jamais dit : « Tiens il me manque des détails que j’aurais si je tournais en 35 mm ». La surexposition n’est pas tout à fait comme du 35, il y a quand même un niveau où l’image vit un peu moins que sur la pellicule. Par contre la sous-exposition n’a rien à voir avec le 35… C’était quoi déjà la question ? (Rires).

Extérieurs, " smear ", poésie
Vous aviez beaucoup d’extérieurs jour ?
SF : En extérieur mon intervention était minime, essentiellement des réflecteurs de toute taille (sous forme de grands cadres ou tenus à la main), l’idée générale étant de laisser la plus grande latitude de jeu possible au metteur en scène et aux comédiens, donc de ne pas bloquer l’espace avec tes installations. Il doit y avoir adéquation entre l’outil et le réalisateur.

As-tu changé ta liste électrique pour le numérique ?
SF : Travailler en numérique demande la même rigueur.
La météo a parfois été contrariante ; il était bien de pouvoir pallier l’absence de soleil. Nous avons souvent utilisé des petites unités, comme des PAR 1 kW pour créer du soleil là où il n’y en avait pas, dans des intérieurs très sombres.
J’avais aussi de grosses sources comme un 18 kW Arrimax sur une grue pour éclairer un côté de l’appartement de la sœur d’Ali, avec des 12 kW pour éclairer les toits qu’on voyait dans la fenêtre de l’autre côté.

Est-ce que tu as pu programmer les horaires de tournage en extérieurs jour ?
SF : C’est un luxe assez rare de pouvoir dire : « Il faut tourner à ce moment ». C’est un contrat qui doit être passé avec le réalisateur, les comédiens et le producteur – ce n’est pas rien. Il arrive toujours un moment où l’intérêt du chef opérateur ne concorde pas avec les impératifs de production. Nous avons quand même pu tourner une scène en " magic hour " juste après le coucher du soleil à deux caméras (à ma demande, parce qu’il fallait aller vite).
Nous avions le sentiment qu’une forme un peu chaotique était nécessaire. Le bureau d’embauche, par exemple, commence avec un soleil incroyable sur le patron et deux plans plus loin, il n’y a plus de soleil. A chaque film correspond un certain nombre de règles qui lui sont propres.

Cette discontinuité raconte une ellipse ?
SF : Oui mais pas seulement. Quelque fois, des faux raccords sont intéressants par la dynamique qui est créée, par les chocs. Ça ne me gêne pas (enfin pas toujours…)

Il y a cette scène matinale sur la Croisette où elle lui demande de faire preuve de délicatesse.
SF : C’est un vrai matin, avec un peu de brume au fond.

C’est au cœur du film et c’est très sobre.
SF : Il n’y a pas grand chose, deux Vistabeam 600 pour adoucir l’image.

Comment as-tu tourné les plans dans la voiture pendant les combats ?
SF : J’ai la chance d’avoir de bons assistants qui savent changer le diaph sans que ça se voie ! Sur le plafond, il doit y avoir un tube très diffusé. Les vitres latérales et arrière sont teintées avec un survitrage choisi en préparation.

Parle-moi des extérieurs nuit.
SF : J’ai fait beaucoup de nuits chaudes dans mes films précédents avec Jacques. Dans De battre, la nuit est chaude et colorée. Ici, j’avais envie d’une nuit plutôt blanche et froide, mais sans être bleu électrique. Je préfère le cyan. Par exemple, sur le parking de la boîte de nuit, Xavier Cholet (chef électricien) a remplacé le lampadaire par trois ou quatre 1 200 W Cinepar équilibrés à 4 000 K. Et quand Ali dépose Stéphanie chez elle, tous les lampadaires ont été changés pour du mercure.

Il y a un plan mémorable quand Marion Cotillard se baigne dans une mer pleine d’étincelles de lumière.
SF : J’adore ce plan. C’est très gracieux par rapport à ce qu’elle ressent. Je sais à peine le décrire mais j’adore ça. Patrick Leplat t’expliquera que cette haute lumière qui danse sur la mer n’est pas du " flare ", mais du " smear "... A un moment les défauts et les qualités se rejoignent. On dirait le plan de Mort à Venise où l’adolescent est au bord de l’eau.

Le film est réaliste, mais avec des moments de poésie magique comme celui-là.
SF : On peut imaginer que le réalisateur n’est pas tout à fait étranger à cet état des choses. (Sourires)

Plans et prises, vitesse
Pendant combien de temps avez-vous tourné ?
SF : Onze semaines, entre Cannes et Nice, beaucoup à Antibes. Nous avons tourné l’entraînement de boxe en Belgique et l’accident a été filmé sur un lac au sud du Léman.

Comment se passe le tournage avec Jacques Audiard ?
SF : Son envie est que chaque prise soit vraiment différente de la précédente. C’est aussi simple que ça. La prise se termine par : « Bon, on fait autre chose ? » Soit je propose quelque chose, soit il me demande une chose différente, tant en termes de focale que de point de vue.

Et ça va vite ?
SF : Absolument, il faut vraiment que ça avance. En fait il peut y avoir beaucoup de plans, mais avec assez peu de prises de chaque plan. Dans son approche du travail sur le plateau, il est important pour Jacques de pouvoir sans cesse modifier tous les paramètres, que rien ne soit jamais figé.
Même s’il peut, ce qui arrive souvent dans le film, glisser des moments où la caméra est plus statique, ou alors en mouvement avec des très longues focales. Il faut que ça vive, il faut que ça respire, y compris grâce aux défauts.

Il y a beaucoup plus de longues focales et de travellings que sur vos films précédents ensemble.
SF : Beaucoup plus. Les travellings sont peut-être liés aux longues focales. Ça s’est bien trouvé, en tout cas. Antonin Gendre a toujours fait des installations assez simples, donc je ne pense pas que Jacques ait ressenti ça comme une contrainte, comme du temps perdu, qu’il n’aurait pas eu avec les comédiens. Car c’est ça le plus important : le temps qu’un réalisateur passe avec ses comédiens. Au bout du compte, et avant tout, ce sont les comédiens qu’on voit dans le film.

Amputations virtuelles
Y avait-il des contraintes pour filmer les scènes où il fallait effacer les jambes du personnage de Marion Cotillard ?
SF : Le travail avec Mikros était formidable, parce qu’ils nous ont laissé totalement libres. C’est un marché qu’on a passé avec eux. Marion mettait des bas verts. C’était extrêmement simple.
Il y a quelques années encore, soit tu étais obligé de faire des plans fixes en double passe, soit tu te retrouvais avec du " motion control " pour les plans en mouvement. Avec tout un cortège de désagréments : tu augmentes grandement le temps de tournage, les comédiens s’ennuient, et le réalisateur à l’impression d’empiler des briques. Sur ce film, Cédric Fayolle et Nicolas Rey nous ont accordé une grande liberté.

4K, 35 et 2K
Le producteur, Pascal Caucheteux, m’a dit qu’ils ont tiré 650 copies en France, surtout du DCP.
SF : Oui, il y a peut-être 40-50 copies en 35 mm. Je trouve que le 35 ne fonctionnait pas très bien à la sortie de cette chaine tout numérique, la LUT 35 utilisée est moins riche en couleur. Les copies 35 me donnent la même sensation que mes essais en ProRes.

Le film est postproduit en 4K. Pourquoi avez-vous choisi un DCP en 2K pour la projection à Cannes ?
SF : Le 4K est trop défini, trop numérique, trop dur, il y a trop de choses. Le 2K nous semblait plus juste.

Captures, Macbook, étalonnage
Comment c’est passé l’étalonnage numérique ?
SF : J’ai travaillé comme d’habitude avec Isabelle Julien. Ce fut très simple. Je lui ai montré les envies que j’avais en lui donnant des images fixes du film.

Que tu avais retravaillées toi-même sur Photoshop ?
SF : Sur Lightroom, qui est un programme moins usine à gaz et plus orienté photographie. En même temps que les rushes en DNX, Digimage m’envoyait tous les jours des captures d’écran par mail. J’ai retravaillé ces captures d’écrans, avec une image très plate, puisque ça ressemblait à du RAW un peu travaillé.
Ce n’était pas pour dire à Isabelle : « Fais ça », mais juste pour entamer un dialogue. Libre à elle de dire : « J’aime bien » ou « Je n’aime pas », et de proposer autre chose. Il est primordial qu’un étalonneur puisse s’approprier un film quitte à te surprendre.

Tu as préparé ces images après le tournage ?
SF : Oui. J’ai travaillé sur un Macbook Pro 15 pouces. Digimage a calibré mon écran avec une sonde avant le tournage. Ils ont créé un profil pour l’écran LCD assez proche du Lustre. Quand je regardais les rushes en DNX pendant le tournage, ça correspondait à quelque chose ; je n’étais pas trop éloigné en contraste et en couleur. Une solution de campagne plutôt légère et assez satisfaisante.

Quel était ton parcours en étalonnage ?
SF : L’étalonnage était en 4K. On a fait le même travail qu’avec de la pellicule, ni plus simple, ni plus compliqué, et pas franchement différent. On a travaillé la couleur et le contraste. C’est le troisième film avec Jacques et à chaque fois, il fallait qu’on se batte contre ce qu’on avait fait avant. Les tous premiers essais d’Un prophète ressemblaient à De battre. C’était bien, mais ce n’était pas le film.
Ce qu’on avait fait avec Isabelle au début de l’étalonnage De rouille et d’os ressemblait trop à Un prophète. La première bobine était bien, très bien même, mais d’une certaine manière trop apprêtée.
Dans Un prophète, une fois que tu as trouvé le décor, tu as trouvé la lumière et tu as des rails jusqu’au bout. Il y a des gares avec pleins d’évènements, mais c’est la même ligne. De rouille et d’os explore beaucoup de directions. Tu vas chercher des morceaux ici et là. Mais cette disparité raconte absolument le film. Comme je le disais, ce sont des gens en morceaux qui se reconstruisent. L’image suit.

(Propos recueillis par Benjamin B, membre consultant, version longue de l’article publié sur le site pendant le Festival de Cannes)