Jacques Girault parle des enjeux visuels du film d’Alice Douard, "Des preuves d’amour"
Par Margot Cavret pour l’AFCAvec Alice c’est une première collaboration réalisatrice-chef opérateur. On se connaît depuis La Fémis, mais surtout on a fait le film de Samuel Theis, Petite nature, où Alice était scripte et moi chef operateur. C’était une très belle rencontre et on s’est toujours dit qu’on voudrait travailler ensemble suite à ça.
Ce film parle d’un sujet très personnel, un film inspiré de son histoire, même si au final plein de choses sont romancées, inspirées, de son entourage, sa famille, etc. L’histoire se passe à Paris, mais on a dû tourner à Bordeaux la majorité des scènes, on a juste filmé les extérieurs une seule semaine à Paris pour ancrer vraiment le film dans cette ville, le métro, les rues, etc. L’histoire se déroule sur trois mois, il nous fallait un peu de printemps et un peu d’été. On a tourné un peu plus de six semaines à partir de mi-mai, et on a eu une météo catastrophique ! Il n’y a pas eu une seule journée de tournage en extérieur ensoleillée, le climat était plutôt automnal. On a donc essayé de ramener le soleil quand on était en intérieur.

Ce qui est très beau sur les premiers films, je trouve, c’est cette envie folle qu’ont les cinéastes, cette énergie. Pour la préparation, on s’y est pris trois mois à l’avance. Alice est une grande travailleuse, minutieuse, c’est une capitaine d’équipe qui fait tout pour stimuler un engouement collectif. Nous avons créé un grand document, qui a été comme un guide pendant le tournage, qui recense pour chaque séquence des images de référence, des intentions de mise en scène, les enjeux sous forme de mots-clefs, un découpage, des intentions d’images, etc. C’était une préparation très dense, très riche, qui nous a permis d’être confiant et efficace pour la suite pendant le tournage.

Le film se passe en 2014. Notre enjeu à l’image était de raconter cette aventure à la fois intime et publique, même juridique, tout en faisant un petit bond dans le passé, comme un souvenir. La ligne directrice est devenue ces photographies faites à l’appareil photo jetable, pas tant celles d’artistes mais celles que nous faisions tous pour garder des traces de moments de vie, d’événements joyeux, des instants préservés. Celles qu’on accroche sur son mur, sur son frigo. Et ça a été notre image de référence, cette photographie prise au flash, instinctive, surprenante, de l’appareil jetable. Dans un premier temps, spontanément, je lui ai parlé de caméras large format, pour avoir un capteur qui ait la taille d’une photo argentique 24x36. Tout d’abord, nous sommes allés à Panavision faire des tests de caméra et d’optiques. J’avais trouvé des optiques intéressantes type portrait qui fonctionnaient avec le large format, la série H, les Sphero 65, qui avaient un rendu photographique gracieux et daté. Mais Alice ne retrouvait pas les choses qu’elle aimait, ses films de référence. Elle me parlait de plans en courtes focales, et on perdait leur effet déformant avec le large format. Elle voulait une profondeur dans l’image, et je pense que, pour elle, ce que je lui montrais du large format aplatissait l’image. Sur les cinq heures d’essais, on n’a passé que trente minutes sur les anamorphiques, ce n’était pas du tout prévu, mais au moment où on a mis l’anamorphique, ça a été un coup de cœur pour elle. Ces optiques portaient quelque chose de nostalgique et d’épique. Ensuite j’ai compris que ça touchait a plein de références qu’elle aimait au fond, des films principalement tournés en pellicule, qui plus est des années 1990. Le film a en effet deux grandes références principales : Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-eda, et Terminator 2 ! Donc allons trouver le point en commun ! J’adore quand on a des références qui sont très différentes parce qu’on n’est pas dans de la copie, on est plutôt dans des choses qui nous nourrissent, nous inspirent, pour arriver au final à notre image personnelle. Chez Kore-eda, ce qui nous intéressait, c’était plutôt les teintes brunes, les matières dans le décor, le côté boisé, le côté tissu, la profondeur de l’image par le travail de composition des amorces dans le cadre, et aussi cette grâce, cette élégance de la distance du regard aux personnages, tourné en pellicule et en objectifs sphériques. Mais le choix des optiques caméra c’était plutôt Terminator et Thelma et Louise ! Les visages qui jaillissent du fond en anamorphique, le dynamisme du rendu de l’espace. Nous sommes partis avec la série G de Panavision, qui est une série très douce, tout en ayant du caractère, qui met les visages en valeur, accompagnée d’un zoom anamorphique 75-210 mm. Et c’est là où Marie, la directrice de production, a été formidable, sensible à notre envie avec Alice, il y a eu un vrai argumentaire, elles ont su que c’était un choix important pour le bien du film, et je remercie Alexis Petkvosek, de Panavision, parce qu’il a fait un grand geste pour nous permettre de tourner avec ces optiques. Ce qui est intéressant, c’est qu’au final on n’est pas au format Scope. On est en 1,85, c’est-à-dire qu’on garde un format un peu plus européen, un peu plus intimiste, mais par contre on a toutes les particularités d’un anamorphique, le bokeh, les flares, cet effet sur le rendu de l’espace et surtout des visages qui sont magnifiés. C’est ce petit pas de côté qui apporte quelque chose sur les contours, une épaisseur du trait qui efface un petit peu les surplus de détails.

On a tourné en Sony Venice. J’ai fait cette découverte il y a un an et demi sur la série "Dans l’ombre", de Pierre Schoeller. J’aime beaucoup sa polyvalence et son ergonomie. Sa texture à 2 500 ISO, même de jour, qui nous rapprochait un peu de la pellicule. Aussi ses teintes de peau. Et je trouve qu’elle a un rendu naturel qui va dans le sens d’une image précise, contrastée et métallique. Parce que, qui dit photographie prise au flash, et qui dit Terminator, dit métal. Donc ça a été cette recherche de l’image flash métallique tout au long du processus.
La seule séquence qu’on a tournée en sphérique dans ce film, c’est la séquence d’archives YouTube de Noémie Lvovsky, où on recherchait une esthétique de reportage, d’une trentaine d’annése avant 2014. J’aurais voulu tourner avec des bandes magnétiques, mais c’était très compliqué autant de trouver la caméra que de traiter les rushes, donc finalement on a tourné avec la Venice et un zoom sphérique, en faisant tout un tas de réglages pour arriver à une image type vidéo magnétique. J’ai éclairé fortement, fermé le diaphragme, changé la cadence de prise de vues, et ensuite on a ajouté un traitement de couleurs et de texture en postproduction.
Sur tous les longs métrages, je fais à chaque fois une journée entière dédiée à des essais filmés, et ça s’est toujours avéré bénéfique car finalement la sensation d’une image est assez subjective. C’est l’occasion de parler la même langue avec le
Pendant ces essais, on a testé différentes manières de créer un effet flash, celui de nos images de références type appareil photo jetable, mais avec l’enjeu du mouvement au cinéma ! C’était l’idée qu’une lumière vienne créer du volume plutôt de face et laisse dans la pénombre les fonds par cet effet d’exposition, avec une surexposition des visages. Le chef électricien Cyril m’a proposé un système assez ingénieux qui était de faire taper un DedoLED assez puissant dans un CLRS. La source était accrochée en bas du pied et le CLRS était au-dessus incliné, pour que ce soit cette lumière qui tape dans une surface métallique (encore un fois, la recherche d’une image métallique), qui vienne éclairer nos personnages. J’ai aussi utilisé le Ringlite sur l’optique, pour montrer à Alice ce que serait l’équivalent d’un flash en mouvement, une source de lumière dans l’axe de prise de vues qui fait bouger les ombres, bien que statique dans le référentiel caméra. Elle a beaucoup aimé. Ça n’a servi que dans une scène, celle de la boîte de nuit, mais le rendu est vraiment ce qu’on recherchait. En parallèle, on a essayé différents papiers peints, car le flash vient souvent altérer les couleurs, elles perdent en saturation, c’est ça qui donne ce côté métallique qu’on recherchait. On a finalement choisi d’être en camaïeux entre les couleurs de lumières et de décors, et de faire des contrepoints avec les costumes. Et d’une manière générale, l’équipe décor a travaillé à assombrir les fonds pour faire jaillir les visages de la pénombre. C’est la première fois que j’utilisais une LUT pellicule numérique aussi contrastée.

Au moment de la projection des essais, toute l’équipe était là, tous ceux qui participent à la création de l’image, ça a permis de créer une synthèse, et à tout le monde de pouvoir se ré-ajuster éventuellement pour la suite de la préparation.

Les visages étaient très importants dans ce film, et ce qui nous intéressait parfois c’était d’avoir des cadres comme avec un appareil photo jetable, qui incitent à avoir des angles de prise de vues facilement en plongée, en contre-plongée, proche du sujet. Je repense à des images de référence de Happy Together, de Wong Kar-wai. J’ai alors voulu utiliser le mode Rialto de la Venice comme une configuration camera Super 8, avec juste une poignée, pour retrouver la sensation de filmer les choses vraiment avec sa tête, son œil, d’être le regard. Ça restait un peu lourd avec les anamorphiques mais on a quand même tourné une séquence de cette manière, c’est la séquence d’amour, et je trouve qu’on ressent son rendu particulier, ça devient vraiment plus intime comme filmage, dynamique et fragile.

Avec ces optiques anamorphiques, surtout le zoom, il y avait parfois une petite déformation qui rendait les visages un peu plus anguleux, impressionnant. Ça donnait un petit côté Terminator qu’Alice aimait beaucoup. Elle disait : « Il faut qu’on traite le personnage principal comme si c’était John Connor ! ». Donc on a vraiment travaillé le personnage d’Ella de manière à créer un puissant personnage de cinéma, une icône. À la fois dans le look et dans la façon de la filmer.

Pour la scène dans la salle de concert, il a fallu qu’on travaille avec la lumière de la salle, des automatiques, et il a fallu planifier en amont un programme lumière, pour avoir à chaque prise la même mise en scène lumineuse. Malgré cette préparation, ça a été parfois un peu complexe au tournage, car le cinéma est fait de plein d’imprévus, de rectifications et de délais de tournage qui font que c’est moins précis que de lancer un programme informatique, mais on a éclairé comme ça, il n’y a aucune lumière additive de notre part. C’était un moment opportun pour placer le personnage, dans sa posture, et pour faire des effets flash, on a vraiment son visage qui ressort sur un fond sombre. Cette séquence, c’est à la fois des plans posés, assez précis, sur pied ou en travelling, et des plans plus libres à l’épaule. Grâce à la complicité avec Alice, elle m’autorise à aller chercher des plans imprévus, où je peux courir pour aller chercher des axes, m’asseoir ici au sol pour quelques plans d’Ella en écoute dans la salle.
Avec Alice on a réfléchi au lien entre la musique et l’image, on a parlé de rythme de couleur et contraste tout au long du film qui viendrait faire écho à la musique qui, pour Ella, est une forme assez contemporaine de musique électronique en opposition à sa mère qui est dans la musique classique, récital, donc c’est deux mondes très différents, mais dans le même univers qu’est la musique. La première fois qu’on voit Marguerite, la mère, c’est une photo, une publicité de son concert dans le métro, et c’est une très belle idée qui raconte un peu leur relation. Là où, quand on filme le couple, on est dans des rapports un peu dynamiques, parfois à l’épaule, proche des comédiennes ; pour les retrouvailles entre la mère et la fille, on a choisi une caméra flottante, impalpable, quelque chose qui glisse comme la musique de sa mère, beaucoup plus aérien, donc au Steadicam. Ce que je trouvais intéressant avec le Steadicam, c’est que c’est très élégant, parfait, et en même temps il manque la chaleur de la faille, d’une épaule qui tremble, qui respire. On avait beaucoup travaillé le découpage de ce champ-contre-champ de retrouvailles. La caméra est happée par la mélodie et dépasse Ella, puis revient en arrière dans un contre-champ, puis re-bascule, on avance, puis on recule, un peu comme deux bêtes qui s’apprivoisent, une espèce de complicité-étrangeté, et un choc entre les valeurs de plan et le vide. À la lumière aussi on a cherché une forme d’élégance mais un peu plus figée, certainement moins métallique qu’ailleurs, on a travaillé des entrants à travers les fenêtres, quelque chose de plus convenu, plus rangé. Pour cette séquence, je me suis inspiré des tons froids et des camaïeux du peintre Vilhelm Hammershøi, et des Raboteurs, de Gustave Caillebotte, pour le côté boisé, les teintes brunes sur les peaux, cette représentation un peu glacée et distante, tout ça dans une forme d’élégance. C’est le seul moment où on a utilisé une machine à fumée, pour toucher discrètement à une représentation un peu moins contemporaine, un peu plus ouatée aussi, plus douce, moins métallique que le reste.


Ce qui nous intéressait, c’était que leur relation évolue, qu’elles reconnectent, et que ça vienne casser ce système-là, que la chaleur, quelque chose d’un peu plus organique, revienne. Quand elle revient chez elle la deuxième fois, on a remplacé le Steadicam par un travelling pour filmer son arrivée. On retrouve la même esthétique douce et plus classique, mais un petit pas est fait. On change de décor, la petite chambre et la petite salle de bain qui est surprenante, et on utilise des focales de plus en plus courtes. On les traite d’abord avec des focales longues pour rester dans une forme d’élégance et de distance, puis on se rapproche des focales courtes qu’on utilisait déjà avec le couple, qui ont un côté un peu déformant en anamorphique qui apporte du dynamisme à l’image. Quand on arrive dans la cuisine après l’aventure du bouchon dans l’oreille, elles se sont rapprochées et on passe à l’épaule. C’était un tout petit décor donc je devais parfois me contorsionner et être très proche des comédiennes, avec des focales courtes, qui ramènent de l’intimité, de l’émotion, de la fragilité. Comme on est en intérieur, on a pu jouer un effet solaire par les fenêtres, estival. Ella est éclairée pleine face, toujours dans cette recherche d’esthétique sur son visage qui sort dans la lumière, et sa mère est un peu plus en contre, elle garde une part de mystère.
Puis dans leur dernière scène ensemble, dans la loge, on est entièrement à l’épaule, à part un plan fixe sur Ella. C’est l’énergie de Noémie qui nous embarque alors. Ce qui intéressait Alice dans ce film, c’était de filmer les coulisses, l’avant événement de la naissance… et il y a ce plan Terminator, en contre-plongée dans des couloirs en béton, c’est une image emblématique de ce qu’on recherchait. Puis la lecture de la lettre en décalage, avec ce regard imaginaire entre elles pendant le récital, où sa mère vient dans la pénombre pour la regarder, puis retourne dans la lumière. Je trouve que ce jeu entre la pénombre et la lumière raconte vraiment le personnage de la mère qui, malgré l’amour qu’elle porte à sa fille, ne lui a pas consacré sa vie et a choisi plutôt la passion de sa carrière que de sa famille.

La scène de l’orage, c’est l’un de ces petits miracles qu’il faut savoir saisir. On tournait cette scène où le couple s’éloigne un peu, où les liens sont ébranlés par cette aventure de la maternité. J’étais à l’épaule, j’avais vu cet énorme orage qui se passait dehors, mais on n’était pas censé aller sur le balcon pour cette séquence. Et tout à coup Ella sort vraiment, ouvre la porte et va fumer une cigarette, donc je n’ai pas réfléchi, je l’ai immédiatement suivie. Ça a été un petit moment suspendu, tellement puissant, Alice était encore à l’intérieur et était captivée par ce qu’elle voyait sur le combo, d’autres personnes ne comprenaient pas pourquoi on ne coupait pas car la séquence devait se terminer plus tôt. C’est un moment de grâce qui ne peut que se construire sur une relation de confiance entre chef opérateur et réalisatrice, et aussi entre chef opérateur et actrice, car c’était le deuxième long que je tournais avec Ella et nous avions vraiment une grande complicité entre nous trois. Ça a duré dix minutes, on ne pouvait pas l’avoir une deuxième fois. Alice m’a rejoint avec la scripte, Marion, et on a pris les plans dont on avait besoin pour construire une séquence, un contre-champ, un subjectif, quelques plans sur la ville. Le fait d’avoir beaucoup préparé en amont, d’avoir beaucoup pensé le film nous permettait, je pense, de prendre ce genre d’initiative et d’avoir la flexibilité de suivre ce petit cadeau du destin. Je sais ce qu’Alice cherche et veut, je suis son prolongement d’une certaine manière et elle me donne la chance et la confiance de prendre parfois cette liberté. Ça a créé cette séquence très atmosphérique, extrêmement juste à ce moment du récit, avec un côté un peu asiatique à la Kore-eda, parce que le film puise vraiment dans ces deux inspirations très distinctes.

C’est peut-être la première fois qu’il y a un film qui parle de maternité entre deux femmes, pourtant Alice a vraiment tenu à ce que le film soit universel, et je pense que n’importe quel parent peut se reconnaître dedans. Elle a voulu rendre cette histoire la plus positive possible, c’est pour ça qu’on a fait tout ce travail sur la création de beaux personnages de cinéma, charismatiques, qu’on a envie de suivre, d’aimer, qui nous font rêver, avec ces lumières "lash" qui magnifient les visages et mettent en valeur les regards. Elle aurait pu choisir de s’entourer d’une équipe entièrement féminine ou LGBT… Mais pour elle, ce n’était pas tant une question de genre ou d’orientation, ce qui l’intéressait vraiment c’était de s’entourer de collaborateurs bienveillants, doux et ouverts d’esprit, c’est ce qui la rassurait pour tourner cette histoire très intime, et j’ai été vigilent à m’entourer d’une équipe qui respecte ça. Et ça été une équipe formidable que je remercie !

(Propos recueillis et rédigés par Margot Cavret pour l’AFC)