Jeanne Lapoirie, AFC, parle de son travail sur "Enzo", un film de Laurent Cantet, réalisé par Robin Campillo
Par Pascale Marin, AFCEnzo, 16 ans, est apprenti maçon à La Ciotat. Pressé par son père qui le voyait faire des études supérieures, le jeune homme cherche à échapper au cadre confortable mais étouffant de la villa familiale. C’est sur les chantiers, au contact de Vlad, un collègue ukrainien, qu’Enzo va entrevoir un nouvel horizon.
Le dispositif du film semble relativement léger, cependant le décor de la maison des parents d’Enzo avec ses grandes baies vitrées semble avoir nécessité des moyens plus importants pour équilibrer la luminosité intérieure avec l’extérieur baigné par le soleil du sud. Peux-tu nous en parler ?
Jeanne Lapoirie : La préparation du film a été écourtée et il n’y avait pas beaucoup d’argent, à tel point que Robin a envisagé de ne tourner qu’à une seule caméra alors qu’il ne le fait plus depuis Eastern Boys. Cela a finalement été possible d’avoir deux caméras en renonçant aux Arri Alexa 35 pour des Arri Alexa Mini et en demandant à mon chef électricien, Nicolas Dixmier, de cadrer la deuxième caméra. C’était tout à fait gérable lors des scènes d’extérieur mais dans le décor de la maison des parents, cela a été plus tendu.

C’était effectivement le décor le plus exigeant, une grande maison sur plusieurs étages avec de grandes baies vitrées donnant sur la piscine avec la mer au loin. Il était hors de question de n’avoir que des silhouettes à l’intérieur quand on posait de façon à voir l’extérieur. Nous avions pris une ou deux grosses sources (des 9 kW) et heureusement il y avait des fenêtres partout dans cette maison, pas seulement sur le côté avec la vue, donc il était relativement facile de compenser. Pour ce décor, nous avions un renfort dans l’équipe électrique. Nous avions également une gestion attentive des horaires séquence par séquence, nous savions que nous étions au soleil le matin, à l’ombre l’après-midi et comme nous sommes restés plusieurs jours dans ce décor, nous avions une certaine marge de manœuvre.
Il y a quand même eu des séquences complexes, notamment une longue scène de dîner entre chien et loup (à tourner tout au long de la journée) avec Enzo, son frère et leurs parents. Il a fallu tricher en commençant à tourner de jour et en coupant tout ce que l’on pouvait couper comme entrées de jour pour garder une cohérence d’ensemble. Cette scène nous a demandé pas mal de travail à l’étalonnage.


Il y dans le film une succession de séquences dont j’ai trouvé le traitement très fort : de nuit, Enzo vient de se faire refouler d’une boîte de nuit. Il repart seul, en scooter, s’arrête en pleine nature et s’endort au sommet des falaises qui surplombent la mer. Il rentre ensuite chez ses parents, à l’aube.
JL : Dans Enzo, pour la séquence d’extérieur nuit, le décor des falaises choisi était dans un parc naturel, une zone protégée dans laquelle nous n’avions pas le droit d’allumer le moindre projecteur. De toute façon, Robin n’aime pas les nuits très éclairées, ça tombait bien. Nous avons envisagé de tourner ces plans en nuit américaine, mais le ciel et la mer avaient tant d’importance dans le cadre pour que nous n’avons finalement pas retenu cette solution. J’ai pris une Sony Venice en base 2 500 ISO et nous avons tourné à la seule lueur de la Lune, en choisissant notre nuit de tournage le plus proche possible de la pleine lune et en croisant les doigts pour que cette nuit ne soit pas nuageuse. Avec l’application Hélios, j’ai vu que l’on n’aurait quasiment jamais les reflets de Lune dans l’eau dans le bon axe, alors Il y a un plan dans la séquence, en plongée au-dessus du visage d’Enzo, avec la mer en contrebas, où la mer a été incrustée car la lumière de la Lune n’étant pas dans le bon axe, on ne distinguait pas l’écume blanche des vagues. La référence de Robin pour ce plan, qu’il m’a envoyée plusieurs mois après le tournage, est un plan d’Ava Gardner dans Pandora, d’Albert Lewin.
J’aimais bien le rendu brut de la Venice sous la Lune, plutôt marron, pas du tout bleu, assez atypique pour une nuit. Dans le plan le plus large nous n’avions vraiment pas grand-chose, un petit appoint de lumière aurait été bien venu. Nous avons pas mal boosté les couleurs à l’étalonnage, Robin voulait que des couleurs surgissent dans le noir, comme du vert dans l’herbe, et cela a généré un incroyable halo chaud autour de la Lune absolument pas visible à l’œil au tournage et presque surréaliste. On a longtemps hésité à le garder de peur que l’on pense que le jour se levait, mais il contribuait à la fois à cette atmosphère étrange et à un rendu complètement atypique très intéressant pour la scène.
Quand Enzo rentre chez ses parents, à l’aube, c’était une scène compliquée. C’est une temporalité qui apparaissait déjà dans 120 battements par minute, quand le personnage principal meurt, c’est de nuit, tous les gens arrivent dans son appartement et ça se termine au petit matin. Or Robin n’avait pas voulu tourner sa scène à l’envers en commençant le soir, nous avons donc tourné dans l’ordre du film en commençant de nuit et en terminant à l’aube. Il a voulu refaire la même chose sur Enzo. Or la pièce est constituée de quatre murs de vitres, de nuit cela revient à quatre murs de miroirs, le tout à deux caméras, un vrai casse-tête pour placer une toile ou un projecteur, nous avions donc des reflets partout. Il fallait couper de la lumière du jour mais pas simplement avec des borniols parce que c’était de l’aube et nous avions besoin de garder les reflets qui disaient l’aube aussi… Nous avons commencé par une fausse aube sur le père et sur Enzo nous avons profité de la vraie aube en arrière-plan avec le ciel tout rose.
Concernant les couleurs, dans le film, les hautes lumières sont chaudes et les basses lumières froides. Est-ce quelque chose que tu formalises à l’étalonnage ou dès le stade de la LUT de tournage ?
JL : Sur mon premier long métrage Les Roseaux sauvages, d’André Téchiné, j’avais tourné en Super 16 en poussant la pellicule car Téchiné voulait beaucoup de contraste et j’ai beaucoup aimé ce que ça faisait aux couleurs, les verts devenaient jaunes, le bleu était très bleu, chaque couleur dérivait légèrement, ça ressemblait presque à du Kodachrome. Quand le numérique est arrivé j’ai essayé de reproduire cela, avec des ombres froides et des hautes lumières assez chaudes, pour me rapprocher du rendu de la pellicule. Pour Eastern Boys et 120 battements par minute, Robin voulait des images plus froides, pour L’île rouge au contraire, une image plus chaude, et pour Enzo, il voulait qu’on sente le soleil du sud sur les visages mais avec des contrastes de couleur, des zones qui pourraient être froides et bleues. Je repars toujours sur la même base de LUT en la modifiant un peu avant chaque film.
Dans le deuxième chantier, il y a une image que j’adore. Enzo passe sous un olivier devant la façade de la maison, on a le soleil dans le dos de la caméra et donc la façade est très blanche, éblouissante, l’olivier et Enzo sont à l’ombre donc complètement silhouettés, c’est assez extrême comme image, je voulais au maximum pour ce film que l’on sente la présence très forte du soleil de La Ciotat, qu’on la sente physiquement, donc que l’on garde les parties au soleil très très éclatantes. C’est quelque chose que j’ai souvent fait et là, le film s’y prête particulièrement.

J’ai vu qu’il y avait de la rotoscopie au générique de fin, à quel moment y a-t-il eu besoin de recourir à ce procédé ?
JL : C’est pour la séquence où Enzo chute de l’échafaudage. Nous avons fait plusieurs passes, une avec le cascadeur et plusieurs avec Enzo, pour l’amorce de la chute et pour son impact au sol, pour qu’à la fin, dans le film, cela ne soit, comme Robin l’avait imaginé, qu’un seul plan.
J’aimerais aussi aborder la question d’un accompagnement au long cours, tu as tourné tous les films de Robin Campillo, comment se déploie votre collaboration au fil des films ?
JL : Jusqu’à 120 battements par minute nous tournions avec deux caméras à l’épaule, mais sur L’Île rouge, il voulait moins d’épaule, nous avons utilisé des sliders et sur Enzo, il voulait que ce soit fixe. C’est intéressant de constater ces évolutions. Avant, tous ses films étaient au ratio 2,35, pour L’île rouge nous avons voulu changer et nous avons tourné en 1,37 et Enzo est en 1,66. Robin est un monteur mais l’image compte beaucoup pour lui, le découpage mais le cadre aussi, c’est le seul réalisateur que je connaisse qui rêve ses plans en amont, il les visualise littéralement, si bien que pour les costumes, les décors et le cadre, il est très précis.
Par exemple, il y a une séquence de discussion entre Enzo et Vlad, où Robin avait imaginé des ombres projetées sur le mur alors qu’il n’y avait pas d’arbres. On a donc installé de grandes branches sur des pieds que nous déplacions régulièrement en fonction du soleil. Je lui ai dit que c’était de la lumière à la Joseph von Sternberg, qui a beaucoup joué de jeux de lumière dans ses films, référence qu’il assume totalement...

(Propos recueillis par Pascale Marin, AFC)