Kasper Tuxen, DFF, parle de ses défis sur le film de Joachim Trier, "Sentimental Value" ("Valeur sentimentale")

"La maison du cinéma", par François Reumont pour l’AFC

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Joachim Trier nous avait offert, en 2021, l’émouvant Julie en 12 chapitres – chronique tournée dans la capitale norvégienne – pour lequel sa comédienne principale Renate Reinsve avait même remporté le prix d’interprétation cannois. Il revient en 2025 avec Sentimental Value (Valeur sentimentale), un film plus choral, dont le personnage central est une maison de famille. On y retrouve la même comédienne, accompagnée cette fois-ci par Stellan Skargärd, qui compose un émouvant cinéaste en fin de carrière tentant de monter financièrement son film testament. Les vétérans du Festival penseront forcément à Clint Eastwood dans Chasseur blanc, cœur noir (Cannes 1990), dont la trame n’est pas si éloignée de ce film. Kasper Tuxen, DFF, vient nous parler de ce film caustique et tendre sur le cinéma... et ceux qui le font. Le film a obtenu le Grand Prix au Festival de Cannes 2025. (FR)

La première impression, c’est naturellement cette sorte de filiation, cet ADN commun avec le film précédent !

Kasper Tuxen : Oui absolument, on se rend compte que les éléments en commun des deux films fonctionnent un peu comme des sortes de meta-couches sur le cinéma. D’abord la ville, Oslo, et cette fois-ci le film dans le film. Cette histoire d’une famille et d’un lieu qui baigne dans le cinéma... le choix de Renate Reinsve et Anders Danielsen Lie en second plan, qui ne peut qu’évoquer le couple qu’ils formaient dans Julie en 12 chapitres et qui rajoute certainement cette sorte de feedback génétique que vous évoquez... Ça prolonge cette sensation d’écho entre les deux films, et c’était quelque chose que voulait certainement Joachim. Moi, de mon côté, je peux vous dire qu’on a tourné avec exactement la même configuration de caméra (Arricam 35 mm, optiques Cooke S5). C’est donc normal que certaines ambiances ou scènes puissent être un peu raccord. La grande différence, c’est la proportion de caméra épaule, bien plus conséquente sur ce nouveau film. Le corps du film, par exemple au présent, est raconté en caméra épaule. Rendre spontanément à l’écran cette séparation des époques était l’un de nos enjeux, en tout cas c’était bien plus compliqué et entremêlé que sur Julie dont la narration était assez linéaire, avec ces 12 chapitres.
Et puis, à mon niveau personnel, je dois vous confier que j’ai moi-même démarré depuis trois ans en parallèle de mon activité de chef op’ le tournage au long cours d’un documentaire sur mes propres parents, sur notre maison de famille, sur leur vie... Un projet où je suis à la fois producteur et réalisateur. Je suis d’ailleurs venu à Cannes avec eux et ils m’ont accompagné, lors de la première dans le Grand Théâtre Lumière, pour vivre et expérimenter ce que peut être mon métier, ma vie. Hier encore je les filmais et je compte bien sûr pouvoir montrer ce film quand il sera achevé, comme encore une autre meta-couche entre la vie et le cinéma.

Comment s’est déroulée la production ?

KT : Les repérages ont commencé en septembre 2023 avec un séjour à Oslo, notamment par rapport à cette maison qui occupait la plupart de nos pensées. Il y a eu ensuite un break – durant lequel j’ai moi-même pu tourner The Apprentice au Canada – et nous avons ensuite démarré réellement la préparation finale en février 2024 pour achever le tournage en novembre 2024, avec en tout un peu plus de 60 jours de tournage.
C’était un tournage long, certainement, mais qui était, je pense, nécessaire pour Joachim afin de gérer à la fois le passage du temps qui marque beaucoup l’histoire, les saisons, et toute la logistique assez complexe entre les différents lieux. Par exemple, bien sûr la séquence française tournée à Deauville qui devait se faire pendant le festival en septembre et qui était l’une des choses fixes dans le plan de travail.

Un moment il y a aussi un autre film, tourné dans le passé par Gustav...  

KT : Dans le scénario de départ, il y en avait même plus... pas seulement ce court extrait qu’on découvre lors de la rétrospective à Deauville. C’était pour moi l’occasion de trouver une combinaison un peu différente du présent, et d’aller vers un rendu plus vintage. Sur ces scènes, comme celle du plan dans le train montré à Deauville, on a changé d’optiques avec des Cooke Varotal dont le rendu tranche immédiatement avec les S5.

Revenons à cette scène nocturne à Deauville, dans un lieu mythique du cinéma français depuis Un homme et une femme...

KT : Cette scène, entre le crépuscule, la nuit et le petit matin, a été un vrai challenge. C’était juste immense. Le front de mer fait plusieurs kilomètres, et on s’est contenté d’exploiter en nuit une zone d’environ 500 mx500 m. La marée a aussi une amplitude impressionnante, presque 1 km. C’est réellement l’espace le plus vaste que j’ai été amené à filmer de nuit ! Pour tourner cette scène, il y avait vraiment un paquet de projecteurs pour éclairer la promenade. Comme je voulais que ça ait l’air naturel, enfin pas une nuit de cinéma, avec la grue et l’effet lune en 3/4 contre, j’ai essayé de donner l’impression que c’était la lumière de la ville qui venait plus ou moins baver sur cette plage. Il y avait un côté un peu rétro, avec cette technique où, à l’époque, vous multipliiez les sources au faisceau serré pour créer cette sorte d’ambiance très large en les réglant précisément les unes par rapport aux autres. Je me souviens qu’on a pas mal gambergé avec mon chef électricien Levi Gawrock Trøite, amenant même certaines sources sur place lors des repérages, juste pour voir ce que ça pouvait donner en termes de niveau ou de plage lumineuse. Pour me donner une petite base d’exposition, j’ai fait des photos numériques en posant au 1/6e de seconde. Ça ma permis d’estimer en situation, avec un niveau de lumière quasi impossible à mesurer à la cellule, ce qu’on devrait ramener pour pouvoir exposer à 500 ISO. Le soir du tournage, j’ai utilisé une bonne quarantaine d’Astera AX10 installés sur la promenade, plus des Vortex et des Nanlux qui ont reconstitué cette lumière venant de la ville... c’était un set up assez costaud !

Levi Gawrock Trøite et Kasper Tuxen sur le tournage de "Valeur sentimentale" - Photo Christian Belgaux
Levi Gawrock Trøite et Kasper Tuxen sur le tournage de "Valeur sentimentale"
Photo Christian Belgaux

Le film démarre en une série de plans sur la maison. C’est elle au fond le personnage principal du film ?

KT : Conserver cette maison comme le lien et l’un des personnages du film était certainement un des marqueurs du film. J’espère qu’on y parvient, surtout à travers les scènes au présent. Tout y a été majoritairement tourné sur place, dans ce décor naturel central qu’on avait trouvé lors de cette première préparation un peu anticipée du film. Gérer les entrées de lumière naturelles multiples et les variations dans la journée ont été l’un de mes défis, surtout durant l’été où le soleil est plus présent et très mobile. En fait, la difficulté principale, c’était, je m’en rends compte, toutes ces allées et venues dans la maison, et son habillage, sa décoration selon les périodes que couvre le film. Comme on savait dès la préparation que le scénario nécessitait d’avoir une réplique de cette maison en studio, on en a donc profité pour tourner les séquences de flash-back jusqu’aux années 1980 dans ce studio, avec découvertes en murs de LEDs. Les parties les plus anciennes qui se déroulent à la fin du XIXe, exactement au moment où le cinéma est inventé étant, par exemple, tournées en 16 mm noir et blanc... Une petite anecdote sur cette maison : lors de notre dernier jour de tournage, on avait décidé avec l’équipe déco de faire une surprise à Joachim et de lui offrir une maquette de cette maison qu’on avait fabriquée spécialement. Pour immortaliser ce moment, on a même tourné quelques plans souvenirs sur cette maquette... Bien que complétement improvisé, l’un d’entre eux a finalement été monté dans la séquence en noir et blanc ! J’en suis très fier ! Car c’est pour moi une manière de partager et de défendre au sein du film cette passion pour le tournage analogique, les effets à la prise de vues dont je suis si partisan. Un vrai hommage aux débuts du cinéma, vous savez.

Et ce plan-séquence pour lequel la maison a été reconstruite en studio ?

KT : Ce long plan-séquence a été un vrai défi. Comme on le devine dans l’intention de Gustav, tout devait se tourner a l’ancienne, dans son propre style de mise en scène, à la dolly. C’est exactement ce que nous avons fait avec mon chef machiniste, Christian Scheibe, coordonnant une chorégraphie très complexe de passages de portes, ouvertures et re-fermetures de murs. Là, on était vraiment dans le cinéma classique, avec toute la concentration à laquelle nous invite la pellicule. Un grand moment pour moi, certainement.

Agnès et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)


https://vimeo.com/1087557027/7494601ec7

Sentimental Value (Valeur sentimentale)
Réalisateur : Joachim Trier
Directeur de la photographie : Kasper Tuxen, DFF
Décors : Jørgen Stangeby
Montage : Olivier Bugge Coutté