Le directeur de la photographie Bruno Delbonnel, AFC, ASC, parle de son travail sur "Inside Llewyn Davies", de Joel et Ethan Coen

par Bruno Delbonnel

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Après trois nominations aux Oscars (Amélie Poulain, Un long dimanche de fiançailles et le sixième opus des aventures d’Harry Potter), Bruno Delbonnel, AFC, ASC, a récemment filmé Dark Shadows, de Tim Burton ou Faust d’Andrei Sokourov. C’est à lui que Joel et Ethan Coen ont fait appel pour mettre en images le New York des 60’s qui sert de décor à Inside Llewyn Davies. (FR)

Comment avez-vous intégré l’équipe des frères Coen ?

Bruno Delbonnel : Ma première rencontre, et première expérience de tournage avec les frères Coen, remonte à 2006 sur le film à sketchs Paris je t’aime. En 2008, quand Roger Deakins, leur opérateur habituel, a décidé de faire un break, ils ont cherché quelqu’un pour le remplacer sur Burn After Reading.
J’ai été contacté pour ce film, mais c’est finalement Emmanuel Lubezki qui l’a fait. Et puis la situation s’est représentée l’année passée sur Inside Llewyn Davies car Roger Deakins était pris par le tournage de Skyfall. Et cette fois-ci, c’est moi qu’ils ont choisi.

Pouvez-vous décrire les méthodes de travail des frères Coen ?

BD : Depuis plusieurs années les frères Coen essayent de faire des films à budget limité, soit pour le standard des Etats-Unis, inférieur à 20 millions de dollars, seul le western True Grit ayant dû échapper à cette règle. Cette décision leur permet de contrôler les choses et ne pas être pieds et poings liés à un studio.
Inside Llewyn Davies ne déroge pas à cette règle et même, affiche un budget ridicule (11 millions de dollars) pour des cinéastes aussi prestigieux. Dans cette configuration, les frères sont producteurs de leur propre film avec Studio Canal, et se font juste aider par Scott Rudin pour assurer la logistique de production.

Du coup, toutes les décisions passent par eux. Leur méthode de travail est très simple : ils analysent le budget en établissant le plan de travail (42 jours sur ce film). Après avoir mis au point tous les deux le découpage, ils me soumettent la chose puis, une fois validé, un " story-boardeur " prend le relais et fait des croquis assez simples de l’intégralité du film.
À partir de là, plus rien ne bouge, et on filme quasiment le story-board. Bien entendu, il y a toujours quelques surprises, comme sur ce film ; la météo qui nous a quasiment privés de neige en plein mois de février à New York... Mais à part ça, le plan de travail est très bien respecté. Il faut dire qu’ils ont une très grande expérience du plateau et qu’ils savent exactement à quelle vitesse ils peuvent travailler.

Combien de plans par jour environ ?

BD : Douze plans par jour, rarement plus. En même temps, quand on tourne en extérieur en hiver à New York, on n’a guère plus de six heures de lumière, ce qui veut dire à peu près un plan toutes les trente minutes... Même si tout a été " story-boardé ", Joel et Ethan sont très flexibles sur leur découpage et sont capables de s’adapter en fonction des contraintes de production. Seul le décor de théâtre à la fin du film, avec F. Murray Abraham, nous a imposé de faire une journée à vingt plans, car la location du lieu était vraiment très chère à la journée.
Une chose importante à remarquer : les équipes techniques sont vraiment adaptées à l’économie du film et à ce rythme de travail. La production fait des économies en engageant les gens pour travailler plus vite plutôt que l’inverse. C’est un constat qui me fait réfléchir quand je vois les discussions sur le nombre et le salaire des techniciens dans le cinéma français...

C’était une grosse équipe ?

BD : Cinq électros de plateau en permanence, autant de machinistes, plus les équipes de prélight qui préparent en amont chaque décor de façon à pouvoir tourner sur deux décors par jour en moyenne. Et quand on tourne en extérieur nuit, on discute en amont de ce qui est possible de faire avec l’équipe... Quitte à réduire les ambitions en lumière et trouver un décor de rue plus court qu’ils filmeront plus en grand angle pour l’agrandir visuellement. Ou si c’est vraiment nécessaire de sortir du budget ponctuellement et rajouter ponctuellement des effectifs.

Les frères Coen font-ils beaucoup de prises ?

BD : Deux, trois prises, pas plus... Mais les comédiens ont beaucoup répété avec eux avant et sont dans le ton dès la première prise. Ce qui m’impose aussi à tourner à des diaphs acceptables pour mes assistants, soit 4 en moyenne, pour ne pas prendre de risque au point si la première prise est la bonne.

Vous parlez de cette faculté qu’ils ont de s’adapter aux contraintes de production..., avez-vous des exemples ?

BD : Il y a une vingtaine de minutes dans le film monté qui se passent dans une voiture... Tout a été tourné en studio sur fond vert. Mais au début des années 1960, les voitures américaines ont toutes des vitres teintées. Et bien sûr, la voiture qui a été choisie pour cette séquence ne dérogeait pas à la règle. Pour celle installée en studio (dont on ne voyait que l’habitacle), c’était très difficile pour moi de pouvoir tourner avec des vitres teintées en cyan... ! Quand un devis de 10 000 $ pour changer les vitres d’origine a été annoncé, les frères ont hurlé ! Du coup ils se sont adaptés en limitant le découpage et n’ont fait changer que la moitié des vitres. C’est typiquement le genre de décision qu’ils prennent à chaque moment pour ne pas dépasser le budget.
Ça peut être aussi juste une intelligence de tournage. Quand ils choisissent un décor à un endroit, ils se débrouillent pour trouver ensuite un autre décor à 200 mètres au plus loin pour compléter la journée. De cette manière, l’équipe se déplace à pied en poussant les roulantes et économise énormément de temps. Ça devient une sorte de système de vases communicants où on préfère – ou pas – privilégier le nombre de plans à faire par rapport au décor. Cette attitude qui consiste à n’avoir aucun état d’âme, à évincer du plan de travail telle ou telle chose, est pour moi une vraie leçon de production. Une sorte de pragmatisme artistique que je respecte.

Comment avez-vous éclairé le décor de l’appartement qu’on voit au début de la bande annonce ?

BD : L’appartement dans lequel s’installe Llewyn au début du film était orienté plein Est. J’ai dû rajouter beaucoup de lumière depuis l’extérieur, non seulement pour assurer le raccord durant la journée mais aussi pour pouvoir obtenir un niveau suffisant en intérieur. Pour cela j’ai suspendu des grands panneaux de LEDs, qui s’apparentaient à des sortes de petits Dinolights, très puissants pour des LEDs et surtout réglables en intensité et en température de couleur. Leur légèreté nous a permis de suspendre en déport depuis l’étage supérieur, chose qui aurait été impossible en tungstène vu le poids des sources traditionnelles.

Avez-vous été satisfait de la température de couleur de ces panneaux ?

BD : Moi, en général, je casse toutes ces sources Daylight en mettant un quart de CTS... C’est vrai que je préférerai toujours faire un effet solaire avec un Dinolight corrigé en quart de bleu plutôt qu’avec un 6 kW HMI ou des LEDs corrigées en orange, mais bon, le pragmatisme fait qu’on doit aussi s’adapter au décor et à ces contraintes techniques. Et puis l’étalonnage numérique nous redonne une marge de travail énorme en couleur par la suite.
De même, je ne filtre plus à la prise de vues, contrairement à ce que j’avais pu faire sur Amélie ou Un long dimanche de fiançailles. J’essaie de capter le plus de choses possible et d’exploiter en étalonnage le négatif tel qu’il a été exposé, seulement avec les réglages de couleur et de contraste, et sans utiliser de " fenêtre " ou d’effets localisés.

Vous êtes encore un des rares opérateurs à ne pas avoir encore basculé dans le numérique...

BD : Je sais que c’est peut-être mon dernier film en pellicule... Actuellement, on sait que Kodak est en sursis grâce à un accord commercial avec les studios américains qui court jusqu’à 2015. Mais après, je ne sais pas ce qui va se passer. Quand on voit toutes les chaînes de développement qui ferment, Technicolor Londres étant pour moi un symbole, je pense que ça va peu à peu devenir impossible financièrement de maintenir le choix de la pellicule sans dépenser des fortunes en transport et en logistique.
À ce sujet, je m’apprête à tourner le nouveau film de Tim Burton à Vancouver en juillet, et bien qu’il soit un adepte de la pellicule, rien n’est encore décidé d’un point de production. La disparition du laboratoire à Vancouver nous impose de faire partir les rushes à Los Angeles, et la solution numérique va sans doute s’imposer, simplement parce qu’il n’ y a plus le choix.

Ce sont donc les studios qui détiennent le pouvoir ?

BD : Ils ont les clés économiques de cette survie... Mais comme ils sont tous de plus en plus orientés vers des films à effets spéciaux où l’argentique n’a plus sa place, ça me semble perdu d’avance...
On est aussi au cœur de la polémique soulevée par Chris Doyle, HKSC, à l’occasion des Oscars. Comme Robert Richardson ASC, et d’autres grands opérateurs américains, je pense que l’Académie devrait vraiment séparer en deux la catégorie meilleure image, avec une statuette qui récompenserait les films à effets spéciaux, et une deuxième pour l’image des autres films... Ce serait exactement comme à l’époque du passage entre le noir et blanc et la couleur. J’ai récemment aussi pu m’entretenir avec Guillermo Navarro, ASC, qui milite pour que la pellicule soit intégrée au patrimoine mondial de l’humanité. C’est un combat passionnant, qui permettrait non seulement d’envisager un futur, on aurait le choix en tant qu’artiste, mais surtout une manière aussi de forcer les producteurs à sauvegarder chaque film tourné et finalisé en numérique sur support film pour la conservation. Avec à la clé, l’espoir que quelques laboratoires photochimiques subsisteront sur chaque continent pour pouvoir continuer à développer le film...

(Propos recueillis par François Reumont)

  • Lire également un entretien avec Bruno Delbonnel paru dans le supplément Digital Film du n° 584 de Sonovision (mai 2013).