Portrait de la jeune fille en bleu

Où Julien Poupard, AFC, parle de son travail sur le clip de Kompromat, "De mon âme à ton âme"

Contre-Champ AFC n°307

Conçu comme un hommage direct au cinéaste Henri-Georges Clouzot et à son ultime film inachevé, L’Enfer, le dernier clip du duo électro Kompromat, "De mon âme à ton âme", est aussi une déclaration d’amour. La comédienne Adèle Haenel, invitée à partager la voix sur ce titre, prend le relais de Romy Schneider à l’écran, mis en lumière de manière psychédélique par Julien Poupard, AFC.

« Comme la grande majorité des clips actuels, c’est évidemment fait avec très peu d’argent », explique le chef opérateur. « Claire Burger, la réalisatrice, avec qui j’ai déjà travaillé sur plusieurs longs métrages (C’est ça l’amour, Party Girl), avait dans l’idée de transposer cette déclaration d’amour entre femmes en une suite d’images entre le mental et le réel, où le pont s’effectuerait entre la chanson et cet hommage graphique. J’adore d’ailleurs ce genre de tournage très court, qui donne à l’équipe l’opportunité d’expérimenter des choses auxquelles on peut parfois penser sur un long métrage mais qu’on ne peut que très rarement mettre en œuvre. »

Capture d’écran


Afin de reproduire le plus fidèlement les cadrages et les effets de lumière mis au point par Henri-Georges Clouzot et son équipe technique en 1964 (Armand Thirard et Claude Renoir), Claire Burger, Julien Poupard et la chef décoratrice Pascale Consigny préparent un document de travail très précis découpant le clips en tableaux, chacun avec ses propres enjeux de lumière ou de décoration. S’ensuit également un prémontage vidéo effectué à partir des images originelles de L’Enfer, choisies par la réalisatrice afin de donner le ton et de présenter à l’artiste une sorte de pré-maquette du clip fini. « L’idée », explique Julien Poupard, « n’était pas de reproduire exactement chaque plan mais de saisir l’esprit de chaque effet et de nous les approprier en les intégrant à la musique. »

Une préparation absolument nécessaire quand on sait que l’équipe a choisi de faire la quasi intégralité des effets sur le plateau, en ne recourant aux compositing que pour les quelques plans de surimpressions entre visages qui parsèment le clip.
« Cette décision de tout faire à la prise de vues allait pour moi exactement dans le sens de ce qu’avait pu affronter l’équipe de Clouzot en 1964. On voulait retrouver ce côté un peu vintage dans la fabrication de l’image, et surtout pouvoir en direct juger du résultat et donc doser au mieux le jeu par rapport aux effets », explique le directeur de la photo.

En matière d’essais, très peu de choses ont été faites : « A part un pré-light minimum, je n’ai eu le temps de ne rien faire avant l’unique jour de tournage. Même si on aurait sans doute aimé tourner en pellicule pour coller encore à ce qui avait pu se faire en 1964, on a néanmoins choisi le numérique pour des raisons budget, en travaillant avec une Sony F65 dont la palette des couleurs convenait pour moi parfaitement. Pour casser un peu la très haute définition du capteur et retrouver un peu d’aberrations dans l’image, j’ai équipé la caméra avec une vieille série anamorphique Zeiss en y ajoutant en plus un filtre star. J’avoue que je ne croyais pas trop, en partant de chez le loueur, utiliser ce filtre très particulier, mais dès les premières prises, on s’est aperçu que c’est exactement ce qu’il nous fallait. »

Capture d’écran


Pour recréer les fameux effets de lumière psychédéliques sur le visage, le costume et la peau de Romy Schneider, le directeur de la photo a demandé à son chef machiniste de construire un système de lumière pivotant autour de l’axe optique. « Ce système s’appelle un "Turn Light", et nous en avons utilisé deux variantes pour les plans du clips. Le premier est équipé de Fresnel 650 W filtrés en couleur sur un déport d’environ un mètre autour de l’axe optique, tandis que le deuxième était une simple guirlande d’ampoules plus légères installées juste autour de l’optique et pouvant tourner beaucoup plus vite. »



Le choix des Fresnel , sources assez dures, se justifiant par la qualité graphique du mouvement des lumières, la puissance des sources (permettant d’utiliser un diaph assez fermé et ramenant du contraste dans le fond et les couleurs), et le rendu des ombres entre l’avant et l’arrière-plan (notamment quand les comédiennes utilisent leurs mains en avant-plan). « Le visage d’Adèle Haenel accepte aussi très bien les lumières dures », explique Julien Poupard. « Et travailler avec des LEDs, par exemple, nous aurait fait perdre beaucoup de modelé et de mouvements. »

Parmi les nombreux tableaux qui composent le clip, certains utilisent un arrière plan composé d’Héliophore, un système d’animation visuelle à partir de plaques métalliques qui exploitent le renvoi des lumières incidentes par trames, orienté selon des angles variés. Il en résulte des effets de déplacement dans la profondeur ou de modification de paternes très utilisées en déco dans les années 1970. « Ces plaques métalliques », note Julien Poupard, « avaient été utilisées par Clouzot sur certains plans avec Romy Schneider. Le résultat est assez fascinant. Ce n’est pas facile d’en trouver car peu de gens en fabriquent encore. Mais Pascale a réussi à en trouver quelques-unes, et on s’est contenté de les placer en arrière plan et de les éclairer avec le système Turn Light, là encore avec un peu de diaph pour pouvoir récupérer suffisamment de profondeur en arrière-plan. »

Autre mise en place, une série de plans avec une trame tendue horizontalement avec des fils de nylon. « Ce qui est très motivant, c’est qu’on était obligé de trouver quelque chose sur le tournage, sans pouvoir se dire que ce serait les effets numériques qui le feraient après ! Pour ce tableau avec les fils nylon, on voulait une sorte d’effet de télé brouillée. On a mis un bout de temps pour trouver la bonne focale, le bon diaph et la distance du rideau avec les fils tendus, et la quantité de lumière à utiliser... »

Capture d’écran


Enfin, dernière difficulté dont se souvient Julien Poupard : l’effet de couche d’eau entre le sujet et la caméra. « Pour cela, on a utilisé une grande plaque de plexiglas inclinée, avec une série de tuyaux répartis sur la largeur pour faire couler l’eau dessus. Là encore, une vraie tannée pour que l’eau coule de manière uniforme sans voir la présence hors-champ de ces tuyaux ! Sur cette mise en place, j’ai fait une lumière qui tombe par le haut pour pouvoir mettre en valeur au mieux la matière de l’eau qui coule sur le plexi. »

Capture d’écran


Sur le thème de la beauté qui traverse en permanence le film, comme sur tous les portraits de la comédienne, Julien Poupard avoue être plus allé chercher les accidents sans forcément les provoquer. « Le Turn Light a un aspect magique. Il peut, en un plan, transformer complètement le visage d’Adèle de quelque chose d’effrayant à quelque chose de plus angélique... Je ne dirais pas qu’on a cherché forcément la beauté pure du visage sur ce projet, mais on a plutôt chercher une esthétique en évitant les codes récurrent du lisse et du pur. Chercher la frontière d’une beauté qui ne soit pas celle habituelle. S’éloigner du joli et atteindre le beau... »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

"De mon âme à ton âme", de Kompromat, avec Adèle Haenel
Réalisation : Claire Burger
Décors : Pascale Consigny
Image : Julien Poupard, AFC

(Pour le moment, le clip a été temporairement retiré de YouTube à cause d’un litige entre la production et les ayants droit.)