Toute une vie écoulée dans un plan

Par Thomas Bardinet

La Lettre AFC n°282

Lors des obsèques de Matthieu Poirot-Delpech, samedi 2 décembre 2017, Thomas Bardinet, son ami réalisateur, a pris la parole et lu le texte suivant.

Nous étions des enfants. Pourtant, nous avions déjà largement passé l’âge, j’arrivais à la trentaine, et toi, Matthieu, tu l’avais abordée quelques années avant moi. Mais sur l’île aux Oiseaux, nous étions des enfants. Nous allions faire tous les deux ensemble notre premier long métrage, et nous étions plein de rêves de cinéma, de ce que l’on pourrait mettre dans les films à venir. Et pour commencer dans celui-là…

Je me souviens de la première fois où je t’avais amené avec la pinassotte en bois de mon beau-père repérer ce drôle d’endroit planté au milieu du Bassin d’Arcachon. Il faisait beau, la mer était tranquille, toi qui aimais tant la voile tu avais apprécié le petit trajet sur l’eau poussé par le vent, et dans la petite cabane en bois de l’île, nous avions ouvert une bouteille de rouge en mangeant sur le pouce des tartines de rillettes, au son des courlis qui plantaient au loin leur bec tordu dans la vase. Même si ce n’était pas Granville, tu étais déjà un peu chez toi, et tu étais confiant : avec ce beau décor, et si le soleil était au rendez-vous, le tournage ne pouvait que bien se passer.
Quelques semaines plus tard, quand nous sommes arrivés avec toute l’équipe, il pleuvait, et les prévisions météo n’étaient pas bonnes, pire, ça sentait plutôt la tempête… Tout ce que j’avais écrit, tout ce que j’avais prévu sur le papier tombait littéralement à l’eau, il fallait tout repenser, je n’étais pas loin d’avoir le moral dans mes chaussettes mouillées, mais toi, non seulement tu gardais le sourire, mais pire, tu semblais carrément ravi ! Loin de paniquer, tu m’as au contraire montré la voie pour trouver ce que l’on pouvait tirer de ce paysage soudain hostile, comment nos héros en sortiraient grandis, magnifiés, et le film avec…

Nous sommes restés là deux semaines finalement enchantées… Le soir, nous coupions le groupe électrogène, et dans la petite cabane, à la lueur du feu et de la lampe à pétrole, j’écrivais les scènes pour le lendemain, que je lisais au reste de l’équipe avant d’aller me coucher… Le ravitaillement n’avait pas pu venir à cause de la tempête, mais les gardiens de l’île, Monsieur et Madame Canlorbe, qui étaient devenus un peu nos anges gardiens aussi, avaient eu pitié de nous, et nous avaient cuisiné une soupe de crabes suivie des meilleures crêpes du monde forcément…
Et le matin, nous étions prêts, Pascale, la scripte, s’arrachait un peu les cheveux, mais le nouveau film que nous réinventions ensemble était tellement plus beau que celui que nous avions prévu ! Un jour, nous filmions nos héros, Hamida et Julien, tu avais planté la Panavision dans la vase, nous avions tous les pieds dans l’eau, et soudain, tandis que les deux s’éloignaient dans le plan, les nuages noirs se sont comme vidés d’un coup, un déluge a envahi le paysage, formant un rideau opaque ondulant au gré des violentes bourrasques…

Nos héros devenaient dans le cadre des personnages tout chétifs, tout fragiles ployant sous les éléments, on aurait dit des petits vieux tordus, eux qui n’avaient pas encore 20 ans… J’ai eu l’impression qu’il y avait toute une vie qui s’écoulait dans ce plan, j’ai toujours le même sentiment quand je le revois…
Quand la caméra a coupé, nous nous sommes tous regardés, heureux de ce moment privilégié, et malgré le froid nous avons sauté à l’eau en criant de joie, un peu hystériques, un peu dingues… Mais non, toi, tu n’as pas sauté à l’eau, flegme oblige, tu as juste souri, content, bonhomme, tu pensais en te marrant à la tronche des gens du labo découvrant le plan, et se demandant comment on avait pu faire sans argent quelque chose d’aussi luxueux !

Le cinéma devrait toujours être comme ça, un truc d’aventuriers, quelque chose d’un peu miraculeux, d’un peu enfantin, d’un peu inspiré et changeant, un peu chanceux aussi quand même… En même temps, était-ce vraiment de la chance ?
Quand je repense à ton air content, ton air "Poirot" sur l’île, comme disait Catherine ou François, je me demande si tu n’étais pas un peu sorcier, si ce déluge, ces trombes d’eau et ces rafales de vent, ce n’était pas toi qui les avait fait venir, grâce à un cérémonial connu de toi seul, ou plutôt un de tes bricolages géniaux dont tu avais le secret qui aurait permis en mettant en route un mécanisme improbable de déclencher les furies du ciel… Oui, ça devait être ça… Tu avais l’air tellement tranquille dans la tempête !

Quoi qu’il en soit, pour ces moments inoubliables que nous avons partagés, et pour les traces de ces moments que nous avons inscrits ensemble sur la pellicule et dans nos cœurs, merci Matthieu !