Entretien avec la directrice de la photographie Claire Mathon
A propos de son travail sur "Angèle et Tony" d’Alix DelaporteClaire Mathon vient de terminer Polisse, le troisième film de Maïwenn Le Besco, et tourne actuellement à Tokyo un documentaire réalisé par Valérie Mrejen et Bertrand Schefer dont elle a photographié le premier long métrage, En ville, au printemps dernier.
Au cours de l’été 2009, alors qu’elle effectuait des essais avec Alix Delaporte et les deux comédiens du film dans le port normand où allait se situer l’action d’Alix et Tony, Claire avait aimablement accepté de tourner pour l’AFC quelques plans qui viendraient compléter un film court marquant notre participation à la présentation de la négative Fuji Eterna Vivid 500. (Jean-Noël Ferragut)
Avec Clotilde Hesme, Grégory Gadebois, Evelyne Didi
Sortie le 26 janvier 2011
Synopsis
Un port de pêche en Normandie.
Angèle a de bonnes raisons de se construire une nouvelle vie lorsqu’elle débarque dans celle de Tony, marin pêcheur solitaire.
Malgré le désir qu’il a pour elle, Tony garde ses distances. Angèle le cherche. Tony l’observe. Trop belle, trop déroutante, il ne peut croire qu’elle est là pour lui...
Comment ton chemin et celui d’Alix Delaporte se sont-ils croisés ?
Claire Mathon : J’ai rencontré Alix lors du tournage de son court métrage Comment on freine dans une descente ? primé à Venise en 2006 dont Clotilde Hesme était le personnage principal et qui était déjà produit par Hélène Cases. Une vraie première expérience commune.
La trame dramatique d’Angèle et Tony se tisse autour des sentiments qu’éprouvent l’un pour l’autre les deux principaux personnages. De quelle manière avez-vous, Alix et toi, traduit en images les émotions qu’ils partagent et leurs désirs respectifs ?
CM : Alix m’a présenté Angèle et Tony comme une histoire d’amour. Dès le départ, elle voulait faire des personnages, et notamment des marins et des femmes de marin, des héros, les filmer comme des héros. J’ai été touchée par son attachement fort et sincère à ses personnages.
Tout partait des personnages et donc des comédiens (Clotilde Hesme et Grégory Gadebois, vrais coups de cœur présents en amont). Envie de raconter une histoire simple et émouvante. Envie de romanesque.
Impressionnées par A bout de course de Sydney Lumet, nous sommes marquées par son apparente simplicité, emmenées par les personnages et leur histoire. Badlands de Terrence Malick représentait de la même manière ce " naturel héroïque " qui était l’image qu’Alix se faisait d’Angèle et Tony. Nous avons donc cherché à travailler dans ce sens et cela a aussi évidemment guidé les choix esthétiques.
Après son court métrage en Super 16 tout à l’épaule et peu éclairé, nous étions convaincus qu’il nous fallait une toute autre approche pour faire surgir la vie et l’émotion. Mais nos angoisses, liées à la peur de figer, d’encadrer, de mettre à distance, d’esthétiser, nous ont accompagnées tout au long du film.
Le monde des marins imposait une certaine fixité. La présence forte de Tony contrastait avec la mobilité d’Angèle (elle effectue de nombreux trajets à vélo), comme si elle essayait de relier les morceaux de sa vie. Il fallait aussi donner à voir sans " surdramatiser " (peu de plans de détails) ; les choses ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires.
On a senti très vite qu’on ne devait filmer QUE des choses que l’on trouvait belles. Alix comparait ce milieu à un " monde idéal " : un monde dur qui n’a pas perdu l’essentiel, son humanité et sa fraternité. Chercher la beauté des choses était une manière d’exprimer ces sentiments forts qui nous touchaient.
Comment as-tu abordé la préparation du film ?
CM : J’ai eu la chance d’être présente très en amont : nombreux repérages, quinze jours de répétitions dans le port. Répétitions parfois filmées plutôt comme des notes, une manière de chercher : positionnements de l’un par rapport à l’autre, leurs places dans l’espace, rapprochement et éloignement suivant les scènes, les filmer dans le même plan ou séparés, une manière aussi de sentir si le plan-séquence tiendrait. Nous préférions souvent vivre la scène et chercher la " bonne place " physiquement.
Le choix des décors était primordial et nous savions (un mince budget) que nous devions les penser sans intervention déco et avec leur lumière préexistante.
Les premiers repérages au port : le réel était trop présent même si nous restions médusés des heures dans le froid à regarder la débarque du poisson. La tentation était souvent forte de ne pas montrer les décors, de les rendre flous mais nos marins avaient de grands espaces et il fallait les filmer. Nos " décors de héros " devaient être spacieux, contrastés et un peu magnifiés.
Le bar des marins du film ne ressemble en rien à un bar PMU pourtant plus proche de la réalité. La scène des fleurs (guirlande de fleurs en papier que les femmes fabriquent pour décorer les bateaux lors de la Bénédiction de la mer) a lieu dans une église et non une salle des fêtes MJC. Du port nous n’avons montré que la débarque et la digue. Enfin le marché aux poissons a perdu ses bâches plastiques pourtant indispensables pour s’abriter du vent.
Une fois choisis, les décors ne devaient jamais exister par eux-mêmes mais à travers nos personnages.
Quels ont été tes choix techniques ?
CM : Le 35 mm s’est très tôt imposé, même si le budget – moins d’1 million d’euros – allait nous obliger à quelques sacrifices (équipe réduite et salaires réduits, des partenaires, six semaines de tournage).
Désir commun (production-réalisation-image) et supporté ensemble.
J’ai profité d’être dans les décors avec les comédiens pour faire des essais de pellicule et de filtres de diffusion.
Personnages dans l’ombre avec port ensoleillé (le jaune des caisses, le vert du bateau, le ciel), temps gris sur la digue (mer et ciel gris), scène de nuit : lumière du port et des bateaux (rendu des lampes dans le champ avec les filtres (soft fx, classic soft, Mitchell) et intérieurs chauds avec des sources entre 3 200 K et 2 500 K.
Les essais permettaient aussi de décider des profondeurs de champ que nous aimions (sentir les décors au port, les rendre abstraits et impersonnels " à la ville ").
Kodak 5217 en jour et 5201 avec Mitchell B : la texture, la douceur, le contraste, la saturation et le rendu des carnations nous enthousiasment. Ce filtre n’a quitté la caméra qu’à de très rares exceptions.
La leçon d’A bout de course appelait plutôt des moyens, beaucoup de lumière, de la machinerie pour suivre les personnages " tout naturellement ", filmer sur un bateau… Les nôtres étaient limités, et légèreté, réactivité et temps donné au travail avec les comédiens devaient primer.
Je suis contente d’avoir réuni une équipe suffisante pour qu’Alix se sente un peu libre !
Comment as-tu travaillé la lumière pour arriver à " magnifier " les personnages et obtenir cette douceur qui se lit sur leur visage ?
CM : Nous avons fait le choix de les éclairer systématiquement. La lumière ne vient pas de l’extérieur. Elle est concentrée sur les comédiens, manière de tirer parti des contraintes (absence de grosses sources) et désir de rester simple sur les directions en privilégiant la qualité de la lumière et sa quantité. Nous avons essentiellement travaillé avec des boîtes à lumière recouvertes de couches de coton (" muslin unbleach " et " bleach ") type Luciole et des " boîtes maison " conçues par Ernesto Giolitti, mon chef électro – projecteurs en direct – cadre de diffusion – couches de coton –, idéalement très grandes et très proches des personnages.
Directions de lumière pas forcément justifiées, on éclairait librement les comédiens sans nécessairement respecter la logique du lieu : il en résulte qu’ils sont rarement dans l’ombre. On cherchait également à limiter les effets : ne pas rajouter artificiellement un contre-jour par exemple.
Recherche d’une beauté naturelle, rendre les choses belles parce qu’on les trouvait vraiment belles. Il faut dire que Clotilde nous rendait la tâche assez facile !
Système de lumière qui demande donc de la place, on avait décidé de privilégier la taille des boîtes et les couches de coton plutôt que les drapeaux qui souvent canalisent cette lumière. On canalisait au maximum dès le départ, on s’approchait le plus possible des personnages et on laissait ensuite les " fuites " mourir dans les lieux…
Ce naturel demande aussi une attention toute particulière à la température de couleur, notamment dans les intérieurs éclairés aux fluos. La scène de débarque de nuit a nécessité des essais pour réussir le mélange entre lumières réelles colorées à très forte dominante verte et notre désir de toujours rééclairer les comédiens dans un lieu de travail et des situations plutôt documentaires. Nous tenions à cette scène de nuit pour son côté plus magique, exacerbant encore notre fascination pour le monde des marins.
De nombreux décors nécessitaient le soleil. Alix y était très sensible et nous avions aussi choisi les lieux en ce sens. Personnages au soleil mais aussi les placer parfois dans l’ombre (ce qui ne veut pas dire à contre-jour) pour retrouver cette douceur lumineuse sur les visages et conserver du contraste dans les décors. L’ombre n’avait pas besoin d’être justifiée, logique. La scène sur la digue où l’on repêche le corps a vu nos limites en taille, hauteur des cadres et résistance au vent !
Et puis il y a ces lumières qui sont des cadeaux et ces images qui surgissent parfois comme des évidences : suivre le chalut de nuit au retour d’une longue journée en mer, subjuguée par l’immensité.
Comment s’est passée la postproduction ?
CM : Le film a été tourné en 3perf et postproduit en traditionnel. Sur les premières copies en 35 mm 4perfs, le contraste est là, presque trop, éternelle recherche de justesse entre trop d’esthétisme et " garder notre parti pris ".
Il est amusant de voir qu’on s’était déjà habitué à un certain contraste lié à l’étalonnage numérique, on parlait même de noir trop profond (!), de trop de contraste (essais d’inters plus doux mais vite abandonnés). Les disparités sont là, nos choix de départ aussi.
Et s’il fallait conclure ?
CM : Un réel plaisir de collaborer avec Alix et avec mon équipe.
Clotilde et Grégory ont vraiment été nos héros !
L’énergie et la liberté d’un premier film qui aime à braver la tempête…
(Propos recueillis via Internet par Jean-Noël Ferragut, AFC)
Equipe image
Assistants opérateurs : Simon Roca et Alan Guichaoua
Chef électricien : Ernesto Giolitti
Chef machiniste : Marc Wilhelm