Entretien avec le directeur de la photographie Pierre Milon, AFC, à propos du film "Les Neiges du Kilimandjaro" de Robert Guédiguian
Inspirés d’un poème de Victor Hugo Les Pauvres gens, Les Neiges du Kilimandjaro mélange les comédiens fidèles des films de Robert Guédiguian – Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan – à ceux de la nouvelle génération : Grégoire Leprince-Ringuet, Anaïs Demoustier, Adrien Jolivet... Avec le port de Marseille et le soleil, bien sûr, en toile de fond !
C’est un retour au Super 16 pour toi, alors que vous aviez tourné en numérique sur les deux derniers films ?
Pierre Milon : Pour L’Armée du crime et Lady Jane, j’ai expérimenté à chaque fois de nouvelles caméras numériques (mais aussi pour Entre les murs, La Petite chambre…) et j’en avais un peu assez... D’autre part, je trouvais que le Super 16 allait bien au film de Robert pour la simplicité de l’image, pour le grain, pour la texture.
Maintenant, quand je vois le film terminé, je réalise que ce support a pris un coup de vieux. En même temps, je ne peux pas m’empêcher de penser que c’était le support idéal pour ce film. Pour les autres (L’Armée du crime, Le Voyage en Arménie) nous n’avions pas tourné à Marseille ; avec celui-ci, nous revenions au type de film qu’il faisait auparavant, une chronique sociale et un peu familiale comme A la vie à la mort, La Ville est tranquille, Marie Jo, Mon père est ingénieur, etc. Et j’ai eu le sentiment que c’était juste de revenir au Super 16, de replacer le film dans cette lignée.
Et tu as été heureux de retrouver une caméra film, une vraie visée avec un dépoli ?
PM : Oui, c’est toujours très agréable de cadrer avec une visée optique, mais pour moi cela reste fondamentalement lié au travail en argentique. Lorsque je tourne en numérique, je préfère cadrer avec une visée électronique qui me donne une idée plus juste du signal et de ce que sera l’image.
J’ai tourné un film en Arri D21 avec un viseur optique. Je m’en réjouissais et j’ai eu la surprise au cours du tournage de regretter, sans me l’avouer vraiment, de ne pas avoir un viseur électronique.
J’ai préparé le film au moment de l’arrivée de l’Alexa. J’ai projeté des essais qui avaient été faits avec cette caméra et des essais en Super 16 et tout à coup le grain du Super 16 m’a paru énorme... Avec ce retour au Super 16, je ne me sentais plus dans une continuité par rapport au numérique auquel je m’étais finalement habitué.
Tout à coup, je revenais en arrière, je travaillais une matière un peu ancienne. En même temps, l’image de l’Alexa ne me plaisait pas vraiment, je trouvais qu’elle était encore un peu dure, un peu chirurgicale sur les peaux. J’ai donc maintenu mon choix du Super 16.
Et tu ne le regrettes pas ?
PM : Non, mais je m’aperçois que je demandais au Super 16 quelque chose qu’il ne pouvait pas me donner. On est dans un tel changement de la culture de l’image, les goûts changent, même ceux des directeurs de la photo.
Dans le cinéma de Guédiguian, l’image se veut très douce, très pastel, très ensoleillée. J’ai la sensation qu’aujourd’hui, le Super 16, il faut un peu le malmener pour utiliser toute la palette, chercher le contraste, la variété de couleur pour que le choix de ce support amène quelque chose.
Là, je l’ai utilisé comme on l’utilisait il y a dix ans. Mais maintenant, on a un comparatif possible avec le numérique, on peut avoir une image très brillante. Finalement, j’ai une image pastel avec une définition un peu évanescente...
Mais qui va bien au film quand même...
PM : C’est en voyant le film que je me rends compte que cette image lui correspond bien. Je crois qu’on fait tous ça, on cherche, on explore et finalement on arrive à un résultat qui convient mais qui est un peu décalé par rapport à ce qu’on avait imaginé. Voilà, Les Neiges a un peu un look " old fashion "...
Robert avait une demande particulière pour l’esthétique du film ?
PM : Oui, il voulait un film très ensoleillé, très clair et sa référence, c’était Le Bonheur d’Agnès Varda. Un film avec une image un peu naïve, naturaliste, décalée par rapport au sujet car c’est un sujet fort, avec une fin dramatique, une histoire de deux amours parallèles... Et c’est drôle que Robert me propose cette référence car c’est le sujet de Marie-Jo et ses deux amours.
En fait, le film s’exprime autrement que par l’image, celle-ci doit rester discrète, ne pas surligner. J’ai cherché sur ce film quelque chose avec le soleil, quelque chose de plus fort...
Tu as cadré tout le film ?
PM : Oui.
J’ai eu l’impression qu’il y avait certains plans tournés avec un Steadicam, non ?
PM : Avec Guédiguian, il n’y a jamais de travelling, il fait toujours des panoramiques... Et il n’a jamais vu un Steadicam !
C’est tourné en focale moyenne ; le cadre est très simple, centré sur les personnages. Et quand c’est simple comme ça, c’est très difficile finalement ! On est face aux comédiens, sans amorce, c’est vraiment sans aucun artifice. On a fait quelques zooms, Robert aime bien les zooms. Il n’y a pas d’effets spéciaux, on a pris une caméra et on a filmé, avec la simplicité de Guédiguian !
Et cette simplicité, tu la ressens pour chaque film ?
PM : Lorsqu’il m’a contacté pour travailler sur Le Voyage en Arménie, j’avais vu assez peu de ses films. Je les ai tous regardés, un par jour, et j’ai vu qu’il y avait quelque chose de très fort, notamment sur le vieillissement des comédiens.
Comme il est aussi producteur, il est propriétaire de tous les négatifs de ses films, il peut se permettre de faire un " flash-back ", avec par exemple Ariane Ascaride à 20 ans. Sur l’ensemble de ses films, il retrouve un peu toujours les mêmes comédiens, on les voit vieillir au fil des histoires… Et c’est vraiment émouvant. Il y a quelque chose de très fort aussi sur Marseille car on voit la ville se transformer. Je ne sais pas s’il y a un cinéaste qui a filmé autant une ville, et sur une aussi longue période. Il a finalement le souci de montrer comment une ville change, en l’inscrivant dans une fiction.
Dans Marius et Jeannette, on voit Gérard Meylan qui est le gardien du chantier d’une cimenterie en train d’être détruite. Dans le premier film de Guédiguian, Dernier été, Gérard Meylan a 20 ans et il travaille dans cette cimenterie. Cette cimenterie fait vivre tout l’Estaque, c’est le monde ouvrier de Marseille dans les années 1980. Et dans le cinéma de Guédiguian, on voit cette évolution sociale, urbaine, on voit les usines fermer de film en film ; on voit les personnages s’embourgeoiser. Dans Dernier été, ce sont presque des petits loulous. Dans Les Neiges du Kilimandjaro, ils se sont quand même embourgeoisés, comme les acteurs dans la vraie vie ! (Rires)
C’est un film mélancolique aussi…
PM : Toute la théorie marxiste s’estompe car elle ne correspond plus à la réalité, elle meurt avec cette génération qui n’a pas transmis à la génération suivante. C’est un film sur la perte d’une idéologie qui n’a pas été transmise.
Il y a beaucoup de scènes qui se passent sur le port, les travailleurs sont là et le père de Guédiguian travaillait sur le port de Marseille ; c’est peut-être un hommage. Quand il filme le port, il montre comment tous les métiers ont disparu, comment la société change.
Ce qui est amusant, c’est qu’au moment du tournage, il y avait cette énorme grève des raffineries de pétrole à Fos-sur-Mer et des dizaines de pétroliers ont attendu des semaines entières dans la rade de Marseille. Quand on filmait, axé sur la mer, on était orienté Sud, il y avait des reflets très forts ; tous les arrières-plans étaient un peu noyés dans une espèce de brume et il y avait tous ces pétroliers au loin.
On était dans un mouvement syndical et social très fort. Et ce mouvement est présent dans le film avec ces pétroliers, même s’ils ne sont pas très visibles !
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)