Lucie Baudinaud, AFC parle de son travail sur "Nino", de Pauline Loquès

Par Eva Sehet pour l’AFC

Lucie et moi nous connaissons depuis près de quinze ans. Nous avons fait nos études ensemble et, devenues amies, n’avons eu de cesse de dialoguer autour des films que nous accompagnons. C’est dans cette continuité que se poursuivent nos échanges sur Nino, premier long métrage de Pauline Loquès, présenté en compétition à la Semaine de la Critique. (EV)

Dans trois jours, Nino devra affronter une grande épreuve. D’ici là, les médecins lui ont confié deux missions. Deux impératifs qui vont mener le jeune homme à travers Paris, le pousser à refaire corps avec les autres et avec lui-même.

À la lecture du scénario et dans tes premiers échanges avec la réalisatrice, quelles ont été tes intuitions esthétiques ?

Lucie Baudinaud : Pauline écrit de façon précise avec des dialogues d’une grande finesse. C’était un scénario dans lequel je me sentais bien mais qui ne donnait pas particulièrement d’indications sur la forme du film à venir.
Nous nous sommes rencontrées un an et demi avant le tournage. Au premier rendez-vous elle m’a essentiellement parlé du personnage de Nino et de sa rencontre avec le comédien qui l’interprètera, Théodore Pellerin. Je comprends alors qu’elle nourrit une fascination pour lui et cette envie de le filmer va alimenter un désir presque dogmatique : les visages.
Nous avons fait une lecture approfondie du scénario qui a duré un peu plus d’une semaine. On détaillait chaque séquence, le soir je cherchais des références visuelles que je lui proposais le lendemain. Plus on avançait et plus nos références étaient épurées, des visages sur fonds unis, souvent clairs.
Dans nos recherches nous nous arrêtions toujours sur des décors sobres, aux murs blancs, sans artifices. L’idée centrale était de voir les visages avant toute autre chose.
La première intuition à donc été celle-ci, comment répondre à cette envie de faire un film de comédiens, autour des visages. Il fallait sentir et traduire visuellement la fascination que Pauline avait pour Théodore.


Le personnage de Nino est assez intérieur, discret, il observe son entourage et semble parfois presque absent à lui même. Est-ce que sa manière d’être au monde a inspiré ta manière de l’éclairer et l’esthétique du film plus généralement ?

LB : Je ne l’ai pas conscientisé comme ça. En préparation, nous nous sommes arrêtées sur quelques films, assez peu, mais qui nous ont guidés dans des directions précises.
Il y a eu Oslo 31 août et Julie en 12 chapitres, de Joachim Trier pour les carnations, Showing Up, de Kelly Reichardt dans son rapport aux lumières de jeu, à l’épure des décors et Blue Valentine, de Derek Cianfrance pour la mise en scène et le découpage. Aussi Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda pour les déambulations parisiennes.
Dans notre recherche, il s’est manifesté le besoin que rien n’est plus d’éclat que Nino.
Par exemple, il n’y a pas d’ampoules apparentes dans le film, pas d’opalines, elles sont toujours masquées par des coques afin qu’il n’y ait rien qui attire plus l’œil que les visages.
J’ai travaillé avec des lampes de jeu dont la source en rebond éclaire les comédiens mais jamais en direct.
Dans des versions antérieures de scénario, il y avait d’autres scènes qui dessinaient un jeune homme un peu paumé et solitaire. Pauline savait décrire la chambre de son petit appartement et d’une certaine façon je pense que ces scènes coupées dans la version de tournage nourrissent le récit autrement.
Dans le métrage final, il ne peut plus entrer chez lui et nous avions cette idée en tête qu’intérieurs et extérieurs devaient se ressembler, presque se fondre, il fallait que l’on croit à tout, que l’on ne sente pas l’intervention du cinéma, qui est souvent, dans les décors intérieurs, liée à la couleur et à la surcharge que l’on peut y mettre. Même dans les décors que l’on cherchait dans Paris il fallait que ce soit épuré.
Cela a pu être frustrant pour la déco car on enlevait tout. Je me souviens de la livraison de décor du bureau de la médecin, la première séquence du film : on a littéralement tout retiré afin de pouvoir filmer les comédiens sur des murs blancs, sans aucune affiche ou accessoire.

Il y a une très belle séquence de fête d’anniversaire au milieu du film, qui s’étire sur une vingtaine de minutes. Nino passe de la passivité à la frénésie, de la tristesse à la tendresse et aux confidences. Comment as-tu abordé cette partition en lumière ?

LB : Il fallait que cette séquence de fête ressemble au reste du film. Ce qui est proposé esthétiquement ne doit pas changer notre regard sur Nino, c’est plutôt lui en tant que personnage qui est en train d’évoluer. C’est la séquence où il se met à regarder les gens, il amorce cette transition, il sort de sa bulle.
Ce décor a nécessité une vraie réflexion car nous avons choisi un appartement aux murs blancs, bas de plafond et Théodore Pellerin mesure quasiment 1,90 m donc je n’avais pas la possibilité d’installer des lumières techniques. J’ai beaucoup travaillé avec les lampes de jeu et la terrasse extérieure. Quelques rattrapages bien cachés…
Il y a ce moment où il se retrouve dans la salle de bain à faire une injection d’hormones à son amie qui veut congeler ses ovocytes. Je ne voulais pas que la lumière vienne en amont de ce qui va se passer, qu’elle prenne trop de place, en proposant par exemple une ambiance chaude ou intimiste. Je me suis plus appuyée sur la progression chronologique de la fête et j’ai cherché à créer une rupture avec cette ambiance blanche et lumineuse, puis, progressivement, je suis venue filmer les personnages à contre-jour. Plus leur rapprochement s’opère et plus j’active ce contre-jour, c’était ma manière d’accompagner leur intimité.


J’aimerais que tu me parles du découpage. Nino est un film chronique, que l’on pourrait qualifier de naturaliste dans son récit mais la caméra semble avoir un regard, une place particulière, notamment avec des choix d’axes qui donnent la sensation "d’ausculter" le personnage.

LB : Nous avons beaucoup discuté avec Pauline « du point de vue de Nino » : qu’est ce que cela veut dire, pour Pauline ce "point de vue" : nous voulions nous affranchir de l’idée d’une caméra qui ne verrait que depuis son regard. Je trouve que cette position peut parfois être liberticide sur les envies de mise en scène. Il y a plein d’autres façon au cinéma de montrer ce que vit un personnage.
Nous avons adopté au tournage une grande liberté sur nos choix d’axes, principalement guidés par le désir de Pauline de voir Nino sous tel ou tel angle.
On ne faisait pas beaucoup de prises par plan mais on pouvait faire beaucoup d’axes.
Par ailleurs, nous avons fait un gros travail en préparation sur les déambulations de Nino dans Paris, par rapport à ce qu’il est en train de vivre au cours de ces trois journées.
Au début du film, la caméra est souvent en surplomb afin de le montrer seul au milieu des autres. Quand il se dirige vers son appartement, Nino est toujours vu depuis l’intérieur, à travers des vitrines ou des vitres de café, de sorte que l’on sente une vie dans Paris à laquelle il n’accède pas. Il ne voit personne et personne ne le voit. Cette idée que la solitude, où que l’on soit, se vit intérieurement…
Plus il approche du premier jour de sa chimiothérapie, plus on a envie d’être à sa hauteur. Dans la séquence aux urgences à la toute fin du film, c’est la première fois que la caméra filme simplement ce qu’il voit : on regarde avec lui.
Le découpage est aussi nourrit d’une réflexion sur un mélange des focales assez libre, ce qui n’est pas si fréquent dans les films à la première personne.
Par exemple, la séquence dans la loge du gardien a été tourné en plan séquence au 100 mm. L’idée du plan est née sur le tournage, Pauline sentait qu’il ne fallait pas découper ce moment pourtant assez long. Ce plan, parfois à contre temps de l’action, me semble très juste à l’endroit du choc que ressent Nino à ce moment du film.
Ce qui en ressort c’est que ce mélange de focales produit des effets souvent inattendus sur notre perception du personnage.
Pauline aime beaucoup ce qu’elle appelait les "décrochages" : une caméra en très longue focale qui cherche et s’arrête sur quelqu’un ou quelque chose, et puis le point se fait. Nous avons fait plusieurs tests en ce sens aux essais filmés et ces rushes ont été conservés dans le montage final.
Tous ces éléments participent à donner forme au film et je trouve que c’est ici qu’il puise sa véritable identité : ajouter le regard de la réalisatrice à celui de son personnage. Je dois saluer ici le travail que Pauline a fait avec Clémence Diard, la monteuse du film : à l’endroit des jump-cut, des mélanges de prises, d’axes et de focales, on l’attribue souvent au découpage mais c’est le montage qui le transforme.

On sent que film laisse la part belle aux acteurs, quelle place as-tu eue pour accompagner cette dynamique ?

LB : Théodore est québécois et il a voulu venir s’installer à Belleville un mois avant le tournage pour s’imprégner du quartier. C’est quelqu’un qui a apporté une rigueur "à l’américaine" sur le plateau. Il travaille beaucoup en amont. Avec Pauline, ils étaient très liés et il fallait laisser de la place pour que cette relation s’épanouisse. Cela impliquait, je crois, plus de discrétion dans mon travail. Permettre que le jeu se déploie dès que la première prise était lancée. J’ai été très vigilante à ne pas intervenir en lumière entre les prises.
Pauline a par ailleurs une vraie exigence sur la cinégénie de ses acteurs, je trouve que le film transmet le regard qu’elle posait sur eux. Et c’est ce regard qui est à l’initiative de la focale et de la lumière bien souvent.


Quels ont été tes choix matériels et techniques ?

LB : J’ai choisi de travailler en Primo, notamment parce que je voulais une famille d’optiques complète, incluant un zoom qui allait beaucoup me servir sur ce film. Guillaume Demaret de Panavision m’a proposé de tester le 25-275 mm Primo, que j’ai adoré pour sa qualité optique et son minimum de point très rapproché.
Par ailleurs, je voulais pouvoir alterner Super 35 et Full Frame facilement. J’aime faire un plan large en FF avec un 35mm, mais les amorces dans les champs contre champs sont plus intéressantes en S35, à mon sens…
Les Primo Standard ne couvrant pas le Full Frame j’ai testé la série Pana Speed que j’ai trouvée exceptionnelle, j’ai aimé leur look un peu vintage, leurs aberrations et le dégradé dans les flous.
Pour la caméra, j’ai privilégié un choix pragmatique autour de la double sensibilité de la Venice 1 : travailler à 2 500 ISO dans les intérieurs nuit permet de poser une ambiance avec très peu de sources (nous étions une petite équipe).

Lucie Baudinaud à l'œilleton de la caméra Sony Venice 1 munie du zoom Primo 25-275 mm
Lucie Baudinaud à l’œilleton de la caméra Sony Venice 1 munie du zoom Primo 25-275 mm


Il y a eu sur le plateau une attention particulière pour diminuer l’empreinte carbone du tournage et pour ma part cela s’est traduit dans le poids des fichiers : j’ai travaillé en XOCN-ST et en 4K (S35) pour la majeure partie des rushes.
J’avais déjà travaillé avec cette caméra sur deux longs métrages mais essentiellement en 6K(FF) et XOCN-XT et je dois dire qu’ici je n’ai pas eu l’aisance que j’attendais dans le pied de courbe, malgré des essais comparatifs satisfaisants.
A l’étalonnage, j’ai dû beaucoup manœuvrer à l’équilibre entre la pénombre et les noirs du film.
Avec Charles Fréville, l’étalonneur, il nous a semblé nécessaire de refaire des essais plus poussés la prochaine fois pour comprendre précisément à quel endroit ceci se joue : compression, taille de capteur, double sensibilité, mais pourquoi pas contraste dans l’image, exposition à la prise de vues, ancienneté de la caméra, mécanisme de l’oeil "habitué" toujours plus exigeant… ?

Abordons la question des LUTs, de la manière dont tu as travaillé ton image en amont du film ? Et au cours de l’étalonnage ?

LB : J’ai créé deux LUTs, une jour et une nuit qui est la déclinaison plus douce de la première, afin d’obtenir plus de finesse et de souplesse dans le travail de la pénombre. Je ne fais jamais plus de deux LUTs.
J’ai fait des essais filmés avec les comédiens dans les bureaux de production, sur des murs blancs et dans les rues de Belleville. Nous souhaitions que les blancs soient neutres et que la seule chaleur du film vienne des peaux.
Je crois qu’il est important parfois de parler des difficultés que nous rencontrons en tant qu’opérateur et je vais te raconter celle qui a été la mienne avec mon workflow : aux premiers jours du tournage je cherche encore l’image du film. Je cohabite avec ce doute jusqu’à trouver l’équilibre des choix artistiques à l’oeuvre : la lumière et les LUTs bien sûr, mais les comédiens surtout, leurs peaux, les costumes qu’ils portent et les décors qu’ils habitent.
Ici, pour des raisons de plan de travail, nous avons commencé par la fin du film, une séquence d’appartement de nuit, en continuité sur 5 jours de tournage.
Donc au premier jour de tournage, je pose une direction et une intention pour une semaine entière. Le contraste apporté par le look film de la LUT rend le travail des ombres difficile. À cela s’ajoute un très gros orage qui m’empêche d’utiliser mes sources à l’extérieur (en contre-bas de l’appartement, filtrées par les stores), car elles éclairent la pluie. Je dois donc travailler autrement et depuis l’intérieur. Je me retrouve avec des noirs un peu plus collés que prévu et dès les premiers jours de tournage je fais adoucir l’image en étalonnage de rushes, et je la réchauffe naturellement.
Peu à peu le travail de l’image du film se précise et je suis à l’aise avec la LUT.
Mais quelque part les modifications faites sur le travail des rushes faussent un peu la nature de la LUT : c’est en étalonnage que je réalise par exemple à quel point le pied de courbe de ma LUT est cyan. À force d’avoir adouci et réchauffé les rushes, la direction avait glissé… et je fais marche arrière, chose que je m’autorise très rarement car cela change l’équilibre de l’image travaillée au tournage.
Tout cela pour dire que notre workflow aujourd’hui, nécessite une extrême rigueur. Il se complexifie avec la multiplication des outils de fabrication de l’image.
Plus j’avance, plus je tends à m’éloigner des tests purement techniques car je trouve parfois qu’ils plombent notre créativité… du moins c’est mon ressenti.
Il s’agit de trouver le bon équilibre, car cette rigueur est indispensable au bon transport de nos images pendant son voyage, parfois long, depuis la prise de vues à la finalisation du DCP.


Pour terminer, j’aimerais que l’on parle des peaux. Nino apprend en ouverture du film qu’il est malade. Il est souvent filmé au plus proche, comment avez-vous abordé la question de sa carnation ?

LB : En préparation du film, il y avait cette idée que plus il approche du premier jour de son traitement, plus il reprend vie, il se révèle à son envie de vivre. Sa carnation devait donc suivre cette évolution.
Il se trouve que Théodore à une peau diaphane et dès les premiers essais maquillage nous cherchons à rendre sa carnation plus vibrante, notamment en y ajoutant du rouge. Paloma Zaïd, la maquilleuse, pose trois niveaux de rouge qui doivent accompagner chronologiquement le film.
Comme je le disais plus haut, nous avons commencé par tourner la fin du film donc avec le niveau de rouge le plus élevé au maquillage. Finalement, nous avons travaillé tout au long du tournage sur cette base, avec l’évolution prévue mais pas aussi marquée que lors des essais.
À l’étalonnage, nous avons augmenté le dosage du grain par rapport aux essais filmés : les vibrations du grain S16 perçues dans les carnations accompagnaient cette chaleur dans les peaux et complétaient bien la douceur des optiques.

Je voudrais saluer la bienveillance qui a accompagné le projet pendant toute sa fabrication, et remercier l’équipe qui m’a épaulée avec talent et passion.

(Entretien réalisé par Eva Sehet, AFC)